La première nuit où il a aboyé, j’ai compris que notre pacte allait coûter cher.
Trois semaines après ce mardi pluvieux de novembre, je me surprenais encore à chercher le bruit des grilles et des aboiements dans ma tête, comme si le refuge était resté collé à mes vêtements.
Mais non. Ici, il n’y avait que le tic-tac de la vieille pendule de la cuisine, le souffle du vent contre les volets, et, près du radiateur en fonte, le ronflement d’un chien qui avait enfin cessé d’attendre la mort.
Je dis bien : cessé d’attendre.
Parce qu’au début, Gaspard n’était pas « arrivé » chez moi comme un invité. Il s’était posé, prudemment, comme on dépose un sac trop lourd après un long voyage. Il avait reniflé le couloir, la porte du salon, l’odeur de poussière tiède des rideaux, puis il s’était arrêté au milieu de la pièce, hésitant, comme s’il cherchait l’endroit exact où s’effacer sans déranger.
Je lui avais montré le panier que j’avais ressorti du grenier — celui de mon ancien chien, parti depuis des années — mais il l’avait regardé avec un air vaguement insulté, puis il était allé se coller au radiateur, directement sur le carrelage froid.
« D’accord, Monsieur », avais-je soupiré. « On fait à ta façon. »
Les premiers jours ont eu la lenteur des choses fragiles. Les médicaments, surtout. Bastien avait raison : il triait. Avec la précision d’un vieux paysan qui sait tout de suite si on lui sert du faux beurre.
Alors je chauffais la pâtée, juste tiède, je cassais le cachet et je le cachais dans un petit morceau de fromage fondu. Il avalait, le regard fixé sur moi, comme si chaque bouchée était un test.
Et moi, j’apprenais à respirer de nouveau.
Je croyais que j’avais adopté un chien pour ne pas mourir seule. En réalité, j’avais adopté un rythme. Un prétexte pour me lever. Une mission modeste et immense à la fois : remplir une gamelle, essuyer une patte, dire « viens » sans trop y croire, puis sourire quand il venait quand même.
Le matin, la bruine collait aux vitres comme un voile. Je mettais mon gilet, celui qui gratte un peu mais qui tient chaud, et je prenais la laisse. Gaspard se levait difficilement. On entendait ses articulations comme de petits craquements de bois ancien. Il ne se plaignait jamais. Il me regardait juste, et dans ses yeux voilés il y avait quelque chose de très digne, presque trop.
On sortait.
Dans le village, tout le monde sait tout. Ils m’ont vue arriver avec lui dès le premier jour. Une vieille femme et un vieux chien : ça fait parler, mais pas comme une jeune fille enceinte. Non. Ici, on parle à voix basse, avec une forme de tendresse déguisée en jugement.
« C’est votre chien, Élise ? »
« Oui. »
« Il est… âgé, non ? »
« Comme moi », répondais-je, et ça les déstabilisait toujours un peu. Ils riaient, gênés, puis ils me demandaient s’il mordait. Comme si un chien de quatorze ans, arthrosé, presque sourd, allait soudain décider de refaire sa vie en terrorisant la boulangerie.
Gaspard, lui, avançait à mon pas. Pas un pas de sportive. Un pas de femme qui connaît la douleur et qui a appris à ne pas la laisser décider à sa place. Il s’arrêtait souvent. Je m’arrêtais aussi. On regardait ensemble la pluie tomber sur les champs. On écoutait le silence mouillé.
C’était notre luxe : avoir le temps.
Un jeudi, alors que je revenais de la petite promenade, la sonnerie du téléphone a résonné dans la maison comme un rappel à l’ordre. Je n’ai pas l’habitude qu’on m’appelle. Les gens envoient des messages aux jeunes. Aux vieux, on envoie des vœux, quand on s’en souvient.
J’ai décroché.
« Salut, Maman. »
La voix de ma fille, Claire. Pressée. Essoufflée. Paris dans une syllabe.
« Bonjour, ma chérie. »
« On m’a dit… enfin, la voisine a dit… Tu as pris un chien ? »
Je me suis tournée vers Gaspard. Il buvait de l’eau, bruyamment, comme un petit tracteur, sans se soucier de la diplomatie.
« Oui. »
Un silence. Puis un soupir qui ressemblait à un dossier qu’on referme.
« Maman… Tu as soixante-seize ans. »
« Je sais compter », ai-je dit doucement.
« Ce n’est pas… Tu as tes douleurs, tu es seule, et puis un chien, c’est des responsabilités, des frais, des… enfin, tu comprends. »
Je comprenais. Je comprenais surtout qu’elle avait la même phrase que Bastien dans la bouche, mais avec plus de peur et moins de tact.
« Il s’appelle Gaspard. Il a quatorze ans. Il marche lentement. Il ne saute pas. Il ne demande pas la mer à boire. »
« Maman… »
« Je ne te demande pas ton autorisation », ai-je coupé, sans hausser le ton. C’est ça, la vieillesse : on n’a plus besoin de crier pour être ferme.
Elle a repris, plus douce :
« Tu ne veux pas venir vivre près de nous ? Tu sais qu’on peut… on peut réfléchir. »
Je regardais le salon. Les mêmes meubles. La même photo de mon mari sur la commode. Le même vide, avant.
« Je suis déjà près de quelqu’un », ai-je répondu.
J’ai entendu son hésitation. Elle allait dire : « Un chien n’est pas quelqu’un », mais elle n’a pas osé. Alors elle a conclu autrement :
« Fais attention à toi. D’accord ? »
« Je fais attention à nous. »
Quand j’ai raccroché, j’avais les mains un peu tremblantes. Gaspard est venu s’asseoir près de moi. Il a posé sa tête contre mon genou, lourdement, comme un sac de blé. Et j’ai senti, à travers le tissu, la chaleur de sa confiance.
Ce soir-là, pour la première fois, j’ai eu peur de ne pas être à la hauteur.
La peur est arrivée vraiment un dimanche. Un de ces dimanches où le vent de Normandie n’est pas un vent : c’est une présence. Il s’engouffre sous les portes, il siffle dans les cheminées, il pousse les arbres comme s’il voulait les faire plier pour vérifier qu’ils sont encore vivants.
La pluie tombait de travers. On aurait dit qu’elle cherchait à entrer.
Vers vingt-deux heures, j’ai entendu Gaspard tousser. Pas une petite toux. Une toux profonde, sèche, qui venait de loin, comme si son corps remontait un vieux chagrin.
Je me suis levée. Mes genoux ont protesté. Je me suis approchée du radiateur.
« Ça va, mon vieux ? »
Il m’a regardée, puis il a essayé de se lever. Ses pattes arrière ont glissé. Il est retombé sur le flanc avec un petit gémissement, presque honteux.
Alors, tout s’est accéléré dans ma tête.
Le refuge. Le tampon rouge. « Fin de parcours. » Les cachets pour le cœur. « On ne pense pas qu’il passera l’hiver. »
« Non, non », ai-je murmuré, comme si je pouvais négocier avec le temps. « Pas ce soir. »
J’ai cherché les médicaments. La boîte était sur l’étagère, bien rangée, comme si l’ordre pouvait remplacer la maîtrise. J’ai pris la lampe, parce que le courant a tremblé, puis s’est coupé d’un coup sec.
Le noir, d’un seul coup, a avalé la maison.
Le silence aussi.
Je me suis figée. Dans le noir, on entend tout : le vent, le craquement du bois, et surtout ce souffle irrégulier, celui d’un vieux chien qui lutte sans bruit.
« Gaspard ? »
J’ai avancé à tâtons. Mon pied a buté contre le tapis. Je me suis rattrapée comme j’ai pu, mais mes mains n’ont attrapé que de l’air. Je suis tombée.
Pas une chute spectaculaire. Une chute de vieille. Lente, stupide, douloureuse. Le carrelage m’a coupé le souffle. Une douleur aiguë m’a traversé la hanche. Je suis restée là, étendue, ridicule, le visage contre le froid.
Et dans ce noir, j’ai senti quelque chose bouger.
Gaspard.
Il a rampé jusqu’à moi. Son corps pesant a frôlé mon bras. Il haletait. J’ai tendu la main, j’ai touché sa tête.
« Je suis là », ai-je soufflé. « Je suis là, d’accord ? »
Je ne sais pas à qui je parlais. À lui. À moi. À mon mari qui n’était plus là.
J’ai essayé de me redresser. Impossible. La douleur me clouait.
Le téléphone était sur la table, trop loin.
Et c’est là que Gaspard a fait quelque chose que je n’avais jamais entendu au refuge.
Il a aboyé.
Un seul aboiement. Grave. Plein. Pas un cri de peur. Un appel.
Puis un autre.
Il s’est mis à aboyer avec une obstination incroyable pour un chien « en fin de parcours ». Pas des aboiements hystériques. Des aboiements de gardien. Comme s’il frappait à la porte du monde.
« Oui », ai-je murmuré, les larmes aux yeux. « Appelle… appelle pour nous. »
J’ai entendu, à travers le vent, des pas dans le gravier. Une voix au dehors.
« Élise ? Tout va bien ? »
C’était le voisin, monsieur Duhamel, un homme qui ne me parlait jamais autrement que pour commenter la météo. Là, sa voix tremblait.
« Entrez ! » ai-je crié.
La porte s’est ouverte. Une lampe torche a balayé le salon. Monsieur Duhamel a vu ma silhouette au sol, Gaspard qui aboyait encore, et il a blêmi.
« Mon Dieu… »
« Le chien… il ne va pas bien. Et moi… je me suis… je me suis… »
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