Chaque matin à 7h15, il force ma porte comme un propriétaire indigné, oubliant un détail crucial : ce chat n’habite plus ici.
Paris a cette particularité de nous rendre anonymes, même aux yeux de nos voisins de palier. J’habite cet immeuble haussmannien du 15ème arrondissement depuis cinq ans. J’aime mes habitudes : le café noir sans sucre, le silence du parquet qui craque, et cette solitude choisie que je porte comme un vieux manteau confortable.
Mais depuis trois mois, ma solitude a été envahie.
Tout a commencé un mardi. J’entrouvrais ma porte pour récupérer le courrier quand une ombre rousse et grise s’est faufilée entre mes jambes. Pas de panique, pas d’hésitation. L’animal est entré, a traversé le couloir d’un pas lourd – on sentait le poids des ans dans ses hanches raides – et a sauté directement sur mon fauteuil en velours vert, celui près de la fenêtre.
Il m’a regardé avec des yeux jaune pâle, voilés par la cataracte, et a poussé un miaulement rauque, impérieux. Un miaulement qui disait clairement : « Alors ? Où est mon service ? »
C’était le chat de ma voisine, Chloé. Une jeune femme charmante mais perpétuellement débordée, qui court après le métro et sa propre vie. Quand je lui ai ramené le chat la première fois, elle s’est confondue en excuses.
— Oh, Monsieur Bertrand, je suis désolée ! C’est Gaspard. Il devient gâteux, le pauvre vieux. Il a 18 ans, vous savez. Il oublie qu’il ne doit pas sortir.
Je l’ai rassurée. Ce n’était rien. Sauf que le lendemain, à 7h15, Gaspard grattait à ma porte. Et le surlendemain aussi.
C’est devenu notre rituel. Je lui ouvre. Il entre, ignore superbement mes salutations, fait le tour du salon en reniflant les plinthes, puis s’installe sur le fauteuil vert pour sa sieste de la matinée. Au début, je lui répétais doucement :
— Mon vieux, tu te trompes. Ce n’est pas chez toi. Il me répondait par un soupir agacé, fermait les yeux et s’endormait.
J’ai fini par arrêter de le corriger. Qui suis-je pour contredire une conviction aussi inébranlable ? S’il a décidé que mon salon est son royaume, soit. J’ai même commencé, honte à moi, à acheter du pâté de qualité chez le boucher, juste “au cas où”. Je me disais que c’était pour ne pas qu’il meure de faim sur mon fauteuil, mais au fond, c’était le prix de ma tranquillité.
Gaspard est un colocataire étrange. Il ne joue pas. Il ne cherche pas les caresses. Il attend. Il passe des heures à fixer la porte d’entrée, les oreilles orientées vers le couloir, comme s’il guettait un bruit de pas spécifique que je n’entends jamais.
— Tu attends Chloé ? lui demandais-je parfois.
Il ne bronchait pas. Ce n’était pas le pas pressé des talons de Chloé qu’il attendait. C’était un rythme plus lent, plus lourd.
Et puis, il y a eu ce jeudi pluvieux. Un de ces jours gris parisiens où le ciel semble peser sur les toits en zinc. 7h15. Rien. 7h30. Silence. Pas de grattement. Pas de miaulement rauque.
Mon café avait un goût amer. J’ai essayé de lire, mais le fauteuil vert vide me renvoyait une image insupportable de ma propre solitude. À 9h00, n’y tenant plus, j’ai enfreint la règle d’or de la vie parisienne : j’ai toqué chez la voisine sans y être invité.
Chloé a ouvert. Elle avait les yeux rouges. Derrière elle, dans le couloir, j’ai vu le panier de transport.
— Il ne va pas bien, Monsieur Bertrand, a-t-elle murmuré, la voix brisée. Le vétérinaire dit que c’est la fin. Ses reins… il ne bouge plus.
Je suis entré. Gaspard était couché sur une couverture, respirant avec difficulté. Il semblait minuscule, une petite boule de fourrure éteinte.
— Je ne comprends pas, sanglotait Chloé. Je lui ai mis ses jouets, sa couverture préférée… mais il semble si agité, même en dormant. Il cherche quelque chose.
J’ai regardé le chat, puis j’ai regardé Chloé. Une intuition m’a frappé, une certitude violente qui m’a serré la gorge.
— Chloé… depuis combien de temps vivez-vous dans l’appartement d’en face ?
— Deux ans.
— Et avant ?
— C’était l’appartement de mon grand-père. Gaspard était son chat. Quand Papy est mort, j’ai récupéré Gaspard et j’ai emménagé dans l’appartement d’à côté, qui s’était libéré, pour ne pas trop le perturber.
Tout s’éclairait. La confusion de Gaspard n’était pas de la sénilité spatiale. C’était de la fidélité temporelle.
Mon appartement. C’était là qu’il avait vécu pendant quinze ans. Le fauteuil vert ? Je l’avais acheté au grand-père de Chloé lors du vide-appartement, parce qu’il me plaisait. Gaspard ne se trompait pas de porte. Chaque matin, il rentrait chez lui. Il revenait dans le monde d’avant, celui où son maître était encore vivant. Il ne venait pas dormir ; il venait attendre celui qui ne reviendrait plus.
J’ai posé ma main sur l’épaule de la jeune femme.
— Chloé, permettez-moi de faire quelque chose d’un peu fou.
Je n’ai pas attendu sa réponse. J’ai soulevé délicatement Gaspard. Il était léger comme une plume. Il a ouvert un œil, trouble, et a émis un faible grognement. Je l’ai porté de l’autre côté du palier. J’ai ouvert ma porte. L’odeur de mon appartement – son appartement – l’a frappé. J’ai senti son petit corps se détendre instantanément.
Je l’ai posé sur le fauteuil en velours vert. Dehors, la pluie battait les carreaux. À l’intérieur, le temps s’est arrêté. Gaspard a reniflé le tissu. Il a posé sa tête sur l’accoudoir, exactement à la place où l’usure du velours épousait sa forme. Il a fermé les yeux. Pour la première fois depuis des jours, sa respiration s’est calmée. Il n’était plus agité. Il n’était plus perdu.
Il était rentré.
Chloé, restée dans l’encadrement de la porte, pleurait en silence, la main sur la bouche. Je me suis assis par terre, à côté du fauteuil, et j’ai caressé doucement la tête du vieux chat.
— C’est bon, Gaspard, ai-je chuchoté. Il est là. Tout va bien.
Il a ronronné. Un son faible, comme un moteur encrassé, mais c’était bien un ronronnement. Il a tendu une patte, a griffé mollement le velours une dernière fois, comme pour signer son territoire pour l’éternité, et s’est endormi.
Il est parti une heure plus tard, sans douleur, dans le fauteuil de son maître, bercé par l’illusion que l’amour ne meurt jamais vraiment.
Nous l’avons emmené le lendemain dans le jardin de la maison de campagne familiale. Depuis, Chloé vient parfois prendre le café. Nous ne sommes plus des étrangers qui se croisent. Mais le matin, à 7h15, il m’arrive encore de regarder la porte. Le fauteuil est vide, mais la leçon est restée.
On pense souvent que la vieillesse est un naufrage, que l’esprit qui s’embrouille est une tragédie. Mais peut-être que Gaspard avait raison. Peut-être que parfois, le cœur a besoin d’oublier la réalité pour pouvoir retrouver, ne serait-ce qu’un instant, ceux qu’il a aimés.
Il ne se trompait pas de maison. Il m’apprenait simplement que les murs ne font pas un foyer. C’est l’amour qu’on y a laissé qui tient les briques ensemble.
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