À 9 heures, je suis devenu invisible : le vide-maison m’a réveillé vivant

Je l’ai écrit comme on jette une bouteille à la mer. Sans savoir qui la lirait. Sans savoir si quelqu’un, quelque part, aurait encore l’idée de ramasser un message venu d’un homme qu’on regarde à travers.

À 9 h 17, le vent a soulevé le coin de la feuille posée sur la table du vide-maison. Le papier a frissonné, comme s’il voulait s’enfuir lui aussi. J’ai posé ma paume dessus, doucement, comme on calme un animal inquiet.

Dans l’allée, les voitures passaient, indifférentes. Deux enfants couraient derrière un ballon, une voisine arrosait ses géraniums, et moi, j’étais là, dans mon propre décor, devenu figurant. La pancarte « VIDE-MAISON » penchait au portail, retenue par une ficelle trop fine, comme une excuse mal attachée.

J’ai regardé la table en chêne, mon vieux roc, mon île. Autour d’elle, des inconnus circulaient comme dans un musée où tout serait à vendre : la porcelaine, les cadres, les livres, et ce qui restait de nous. Ils tapotaient, soulevaient, jaugeaient, avec ce regard pratique qui ne sait pas reconnaître la charge d’une vie.

Je n’avais pas voulu de ce vide-maison. Pas au début. Je l’avais laissé arriver par fatigue, par silence, par manque de forces pour dire non, comme on laisse une fuite d’eau devenir une inondation.

C’est ma fille qui avait insisté.

« Papa, il faut alléger. On va s’occuper de toi. On va t’aider. »

Aider. Un mot qui ressemble à une main tendue, et qui peut aussi ressembler à une main qui pousse.

Ce matin-là, elle n’était pas là. « Un rendez-vous important », avait-elle dit. Plus tard : ce mot qui, chez nous, a avalé tant de conversations.

À 9 h 28, le jeune couple est revenu près de la table. Ils parlaient de blanc, de moderne, d’appartement, de poids. Leurs phrases étaient pleines d’angles, comme si le monde devait être lisse pour tenir debout.

Je les regardais avec cette colère étrange qu’on a à 82 ans : une colère sans violence, mais avec une intensité qui brûle de l’intérieur. J’avais envie de leur dire que ce bois avait absorbé nos Noëls, nos chagrins, la soupe renversée, la main de Babette posée sur la mienne les soirs où la télévision annonçait des bascules.

Mais on ne dit pas ça. On a peur d’être « le vieux relou », l’obstacle, celui qui ralentit. Alors je suis resté silencieux, et mon silence a encore été pris pour une absence.

Puis quelqu’un a parlé. Une voix jeune, claire, sans dureté.

« Ne la peignez pas. S’il vous plaît. »

Je me suis retourné. Une jeune femme, peut-être vingt-cinq ans, portait un bébé contre elle dans une écharpe. Elle avait le visage un peu fatigué, les cheveux attachés trop vite, et ce regard rare : celui qui s’arrête.

Le jeune homme a haussé les épaules.

« Sinon elle est trop sombre. Et puis c’est massif. »

Elle a posé sa main sur le bord de la table, pas comme on touche un objet, mais comme on salue quelqu’un.

« C’est massif, oui. C’est solide. C’est une vie. Ça se voit. »

Le couple s’est éloigné en ricanant, déjà ailleurs. Et moi, je suis resté avec elle, avec le bébé, avec cette main posée sur mon chêne comme une petite résistance.

« Vous la connaissez ? » ai-je demandé. Ma voix tremblait un peu, mais elle existait.

Elle a hésité, comme si elle demandait la permission d’entrer dans mon histoire.

« Non. Mais j’ai connu une table comme ça, chez ma grand-mère. On y mangeait le dimanche. Et quand elle est partie, tout est parti trop vite. Après, on s’est rendu compte qu’on avait perdu plus que des meubles. »

Elle a serré l’enfant. Le bébé a soupiré, comme s’il approuvait.

« Je m’appelle Léa, » a-t-elle dit.

« Henri. »

Elle a répété mon prénom doucement, comme on goûte un mot oublié.

À 9 h 41, elle a sorti son téléphone. Je me suis tendu, malgré moi : les écrans avalent, les écrans moquent, les écrans accélèrent.

Mais elle n’a pas fait ça. Elle a tapé rapidement, puis m’a regardé.

« Je peux prendre une photo de la table ? Pour la montrer à mon compagnon. Il travaille ce matin, mais je veux qu’il la voie. »

J’ai hoché la tête. J’avais envie de lui dire : emmenez-la. Sauvez-la de la peinture, sauvez-la du mépris.

Elle a pris la photo, puis elle a repris, plus doucement :

« Vous étiez là tout à l’heure… quand vous avez parlé ? »

J’ai eu un petit rire sec.

« Je n’ai pas parlé. Je regardais. J’étais… invisible. »

Elle a froncé les sourcils, comme si le mot la heurtait.

« Invisible ? Vous ? »

Elle m’a regardé, vraiment. Mes mains, mes épaules, mon visage.

« Je vous vois, Henri. »

Et cette phrase, simple, sans théâtre, a fait quelque chose en moi : un espace. Un endroit où respirer.

À 10 h 03, ma fille est arrivée, vite, téléphone à la main, l’air de quelqu’un qui court après sa propre vie.

« Papa ! Ça va ? Tu n’es pas trop fatigué ? »

Elle a embrassé l’air près de ma joue, puis a vu Léa.

« Bonjour. Vous cherchez quelque chose ? »

Léa a souri.

« Oui. Cette table. Je l’adore. »

Ma fille a basculé dans son mode efficace.

« Elle est en super état. Du chêne massif. Mais il faut venir la chercher, c’est lourd. »

« On s’organisera, » a dit Léa. « J’ai un compagnon. Et un voisin costaud. »

Ma fille a annoncé un prix. Trop bas. Trop bas pour cinquante Noëls. Trop bas pour une époque.

Et là, j’ai fait quelque chose que je n’avais pas fait depuis longtemps : j’ai dit non.

« Non. »

Ma fille s’est figée.

« Pardon ? »

J’ai posé ma main sur la table, à l’endroit exact où Babette posait le plat du dimanche.

« Pas ce prix-là. »

Ma fille a rougi, agacée.

« Papa, c’est juste une table. On veut que ça parte. »

Je l’ai regardée. Derrière son impatience, j’ai vu sa fatigue, ses peurs, son besoin de régler vite pour ne pas sentir.

« Ce n’est pas juste une table, » ai-je dit. « Et ce n’est pas “que ça parte”. C’est notre maison qui part. »

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