Ma propre fille m’a laissée sur une aire d’autoroute, mais un ancien pompier m’a ramenée chez moi
J’avais 89 ans, assise sur une bordure en béton brûlante d’une aire d’autoroute du sud de la France, comme un vieux sac qu’on a oublié sur le trottoir.
Ma fille, Sophie, venait de démarrer sa voiture gris métallisé et de s’éloigner, me laissant là, à presque soixante-dix kilomètres de chez moi, parce que je l’avais « mise mal à l’aise » au restaurant.
Mon crime ?
Marcher trop lentement jusqu’à la table avec ma canne.
Mettre du temps à m’asseoir pendant qu’elle soupirait en regardant son téléphone.
Demander à la serveuse de répéter le plat du jour parce que je n’entends plus très bien du côté droit.
« Je n’en peux plus, maman, tu deviens un poids », a-t-elle lâché sur le parking en serrant les dents.
Ces mots ont fait plus mal que n’importe quelle chute, plus mal que toutes mes arthroses réunies.
Elle m’a « aidée » à monter dans la voiture, a roulé quelques kilomètres sur l’autoroute, puis a pris la sortie vers cette station-service anonyme, perdue entre les vignes et les champs grillés par le soleil.
« Je dois réfléchir, reste là », m’a-t-elle dit en se garant près des pompes.
Je l’ai vue passer derrière le pare-brise, remplir son réservoir, acheter un café à emporter, jeter un coup d’œil très rapide dans ma direction.
Nos regards se sont croisés une seconde.
Puis elle a tourné la clé, démarre, et la voiture est partie, petite tache grise qui disparaissait sur la bretelle, me laissant seule avec la chaleur, le bruit des camions et un sac à main posé à côté de moi.
Je me suis mise à pleurer comme une enfant.
C’est à ce moment-là que le vieux deux-roues est arrivé.
Le moteur faisait un bruit sourd, pas agressif, mais on l’entendait de loin. Une grosse moto de route, pas neuve, avec un top-case rayé et un autocollant délavé de casque de pompier sur le côté.
Le conducteur portait un blouson en cuir usé, un jean, des bottes. De loin, avec sa carrure, ses cheveux gris qui dépassaient du casque et sa barbe de trois jours, j’aurais pu avoir peur. Toute ma vie, on m’avait répété :
« Méfie-toi des grands types en cuir, des motards, on ne sait jamais. »
La moto s’est arrêtée juste devant moi et le moteur s’est tu. L’homme a enlevé son casque. Il devait avoir un peu plus de soixante-dix ans, les cheveux presque blancs, des rides profondes au coin des yeux… mais un regard d’une douceur incroyable.
Il m’a vue en larmes, assise sur ma bordure. Son visage a changé tout de suite.
— Madame, vous avez besoin d’aide ?
Sa voix était grave mais calme, comme s’il parlait à quelqu’un qu’il connaissait déjà.
Je n’ai pas réussi à répondre. Comment expliquer à un inconnu que votre propre fille vient de vous laisser là, comme on pose un sac d’ordures ?
Il a regardé autour de lui, la station-service, le parking, les voitures qui allaient et venaient.
— Où est votre voiture ? a-t-il demandé, plus doucement.
— Partie, ai-je murmuré.
Et je me suis remise à pleurer.
Sans un mot de plus, il est entré dans la boutique de la station. Je l’ai vu discuter avec la caissière, pointer son doigt vers moi. Puis il est revenu avec une grande bouteille d’eau fraîche et un petit sac de glaçons.
— On va d’abord faire baisser un peu ce soleil, d’accord ?
Il a dévissé la bouteille, m’a fait boire quelques gorgées puis a posé délicatement les glaçons, enveloppés dans une serviette en papier, sur ma nuque.
— Comment vous appelez-vous, madame ?
— Hélène. Hélène Dubois.
— Enchanté, madame Dubois. Moi, c’est Marc. Marc Lemaire.
Il s’est accroupi, les genoux craquant un peu, son vieux blouson grinçant.
— Hélène, qui vous a laissée ici ?
La honte m’a brûlé la gorge.
— Ma fille, ai-je chuchoté.
Je voyais son visage se contracter légèrement.
— Et… elle sait que vous êtes toujours ici ?
— Elle est partie exprès, ai-je répondu, les yeux dans le vide. Elle dit que je suis trop lente, trop compliquée… trop… lourde à porter.
Je ne sais pas ce qui l’a le plus choqué, mes mots ou la manière dont je les ai prononcés. Il a fixé un moment la sortie de l’aire d’autoroute, là où la voiture de ma fille avait disparu. Puis il a respiré profondément.
— Vous habitez où, Hélène ?
— À la résidence « Les Tilleuls », près de Sète. Une résidence pour personnes âgées.
— Ça fait un bon bout de chemin, ça.
— Soixante-dix kilomètres, a soufflé la caissière qui venait d’ouvrir la porte automatique et d’écouter notre conversation.
Marc a sorti son téléphone.
— Je vais appeler la gendarmerie. On ne laisse pas quelqu’un comme ça sur une aire, surtout par cette chaleur.
J’ai saisi sa manche avec une force qui m’a surprise moi-même.
— Non ! S’il vous plaît, non.
Il a posé son regard sur moi, sérieux.
— Madame Dubois, ce qu’elle a fait, c’est très grave. On ne peut pas…
— C’est ma fille, ai-je coupé. Je ne veux pas qu’elle ait des problèmes. Je veux juste rentrer chez moi. C’est tout.
Il a rangé son téléphone, contrarié mais respectueux.
— Vous êtes sûre ?
J’ai hoché la tête, les yeux embués.
Il a jeté un coup d’œil à sa moto, puis à ma canne, à mes jambes maigres, à mon sac à main. On voyait bien qu’il réfléchissait à toute vitesse.
— Je ne peux pas vous laisser ici, a-t-il fini par dire. Mais je ne peux pas vous mettre derrière moi comme ça sans réfléchir non plus.
J’ai baissé les yeux sur sa moto.
— Vous savez, ai-je murmuré, je suis déjà montée sur un deux-roues.
Il a écarquillé les yeux.
— Ah oui ?
— En 1978, mon fils Paul s’était acheté une petite moto avec ses économies. Il travaillait à l’usine et disait que c’était son seul moyen de sentir le vent après ses longues journées. Un dimanche, il a insisté pour m’emmener faire un tour.
Un sourire m’est venu malgré moi.
— Mon mari était furieux. « À ton âge, sur une moto ! Tu veux te casser la nuque ? Et puis ce n’est pas sérieux, ça ne se fait pas », qu’il répétait.
— Et vous y êtes allée ?
— Bien sûr. Paul sortait de nuits difficiles, il était épuisé, mais fier de sa moto. S’il voulait partager un peu de sa joie avec sa mère, comment aurais-je pu refuser ?
Le sourire s’est effacé.
— Trois mois après, une voiture a grillé un stop et l’a percuté. Il est mort sur le coup.
Le silence est tombé entre nous, lourd comme un orage.
— Je suis désolé, a murmuré Marc.
— Depuis, j’ai toujours eu mal quand je vois une moto, mais je me suis promis de ne pas juger les gens à cause de ce qu’ils conduisent. Paul était un garçon bon, gentil, serviable. Ce n’est pas la moto qui l’a tué, c’est l’imprudence d’un autre.
Marc a hoché la tête.
— Ma mère disait souvent : « On ne sait jamais ce que les gens portent dans leur histoire ».
Il s’est relevé, un peu raide, puis a ouvert le top-case de sa moto. Il en a sorti un casque supplémentaire et une vieille veste de pompier, avec des bandes réfléchissantes encore visibles.
— Je vais vous faire une proposition un peu particulière, Hélène. Je suis pompier à la retraite. Pendant quarante ans, mon métier a été de sortir les gens de situations impossibles. Je roule à moto depuis presque aussi longtemps. Si vous me faites confiance, je peux vous ramener chez vous. Doucement, en faisant des pauses, en étant prudent.
J’ai regardé le casque dans ses mains, puis la route qui vibrait sous la chaleur.
— Qu’est-ce que Paul aurait pensé ? ai-je murmuré.
Marc a souri.
— Je crois qu’il serait content de savoir qu’un inconnu s’occupe de sa mère alors qu’on l’a laissée tomber.
Vingt minutes plus tard, j’étais installée derrière Marc, serrant la ceinture de sa veste de toutes mes forces, mon sac coincé entre nous deux.
La veste de pompier m’enveloppait complètement. Le casque était un peu trop grand, mais il avait resserré la jugulaire avec patience, comme s’il préparait un enfant pour son premier tour de manège.
Nous avons quitté l’aire d’autoroute en roulant très doucement. Marc ne dépassait jamais les quatre-vingts, mettait le clignotant bien longtemps à l’avance, s’arrêtait régulièrement sur les petites aires panoramiques pour me demander :
— Ça va toujours, Hélène ?
— Mieux que ce matin, répondais-je à chaque fois. Et c’était vrai.
Nous nous sommes arrêtés dans un petit village, à la terrasse ombragée d’un café. Marc a insisté pour m’offrir un plat du jour et un dessert, malgré mes protestations.
— J’ai de la retraite et pas beaucoup de passions coûteuses, a-t-il plaisanté. Et puis on ne laisse pas quelqu’un faire une longue route avec le ventre vide.
Entre deux bouchées, il m’a raconté sa vie : ses interventions de nuit, les incendies qui le réveillaient en sursaut des années après, ses collègues devenus comme des frères, ses deux fils et sa fille qui habitaient aux quatre coins de la France mais qui lui téléphonaient tous les dimanches.
— Chez nous, chez les pompiers, on a une règle, m’a-t-il dit en remuant son café. On ne laisse pas quelqu’un derrière. Jamais.
Je n’ai rien répondu, mais une phrase a cogné dans ma tête :
« Ma propre fille vient de me laisser derrière, elle. »
Quand nous sommes enfin arrivés devant la résidence « Les Tilleuls », le soleil commençait à descendre, éclairant les façades de couleurs douces.
Marc m’a aidée à descendre de la moto comme si j’étais en porcelaine, a pris ma canne, mon sac, a poussé la porte vitrée de la résidence.
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