Le soir venu, dans une salle des fêtes décorée simplement, avec une guirlande de photos retraçant vingt ans de vie, nous avons échangé à nouveau des vœux.
Plus courts.
Plus vrais.
« Il y a vingt ans, » a dit Julien en tenant le micro, « j’ai promis d’aimer Claire dans les joies et les épreuves. À l’époque, je croyais que les épreuves, ce serait les impôts et les nuits sans sommeil. Finalement, on a eu un procès, des vidéos virales et un manuel complet sur “Comment rater une réception”. »
Les invités ont ri.
« Mais ce que j’ai découvert surtout, c’est la force de cette femme. Elle a vu ce que moi je refusais de voir. Elle s’est protégée alors que tout le monde voulait lui faire croire qu’elle exagérait. Elle m’a forcé à grandir. Grâce à elle, nos enfants connaissent l’amour sans chantage. Je ne la remercierai jamais assez d’avoir changé de coupe ce soir-là. »
Je sentais mes yeux se remplir.
Quand ce fut mon tour, j’ai pris une grande inspiration.
« J’ai longtemps pensé que ce mariage était ma plus grande malchance, » ai-je commencé. « Puis j’ai compris que ce n’était pas le mariage le problème. C’était le poison qu’on essayait de glisser dedans. »
Je regardai Julien.
« Ce soir-là, en changeant de verre, j’ai choisi ma vie. Ce que je ne savais pas, c’est que je choisissais aussi tout ce qui viendrait après : toi, nos enfants, cette maison, ce jardin, ces disputes idiotes pour savoir qui a fini le chocolat. »
Quelques rires.
« Je ne suis plus la jeune femme qui croyait aux contes de fées, » ai-je continué. « Je suis quelqu’un qui sait que les monstres, parfois, portent des tailleurs impeccables. Mais je sais aussi qu’on peut créer de la beauté avec ce qu’on a vécu. Que le meilleur “revenge”, comme disent les Anglais, ce n’est pas que l’autre souffre. C’est d’être heureux malgré lui. »
Je me suis tournée vers Anaïs et Lucas.
« Je vous promets une chose, à vous deux, » ai-je dit. « Vous ne boirez jamais un verre pour faire plaisir à qui que ce soit. Ni un verre de champagne, ni un verre de paroles, ni un verre de rêves tout faits. Vous aurez le droit de dire non. Et nous serons là pour vous croire. »
Après les applaudissements, après les embrassades, après les larmes de mon père qui répétait « enfin un mariage normal ! », Julien m’a tendu une petite boîte.
« Encore un cadeau ? » ai-je protesté. « On avait dit pas de folie. »
« Ce n’est pas une folie, » a-t-il souri. « C’est un symbole. »
Dans la boîte, il y avait un collier fin.
Au bout, un petit pendentif en argent, en forme de coupe de champagne.
J’ai éclaté de rire en pleurant.
« Tu veux que je fasse des crises d’angoisse à chaque fois que je me regarde dans la glace ? »
Il a secoué la tête.
« Je veux que tu te souviennes que ce n’est plus une menace. C’est ta victoire. Ce soir-là, tu as transformé un verre piégé en tremplin. Tu as prouvé que tu pouvais choisir ta propre vie, même quand tout te poussait à te taire. Ce pendentif, ce n’est pas le symbole de ce qu’elle t’a fait. C’est le symbole de ce que toi tu as fait. »
J’ai fermé la boîte, respiré un grand coup.
« Mets-le moi, alors, » ai-je murmuré.
Quand le pendentif a touché ma peau, j’ai pensé, fugacement, à Monique dans son supermarché, à son « je suis désolée », à toutes les femmes et tous les hommes qui m’avaient écrit après le documentaire.
Et j’ai souri.
Parfois, des années plus tard encore, quelqu’un me reconnaît.
« Vous êtes Claire, non ? Celle de l’histoire avec la belle-mère ? »
Je pourrais soupirer, lever les yeux au ciel, fuir.
Au lieu de ça, je dis :
« Oui. C’est moi. Mais ce n’est pas que moi. C’est aussi des milliers d’autres qui vivent des choses qu’on ne voit pas. »
Parfois, ils me remercient.
Parfois, ils me confient une parcelle de leur propre histoire.
Je les écoute. Je ne donne pas de leçon. Je rappelle juste, calmement :
« Vous avez le droit de dire stop. Même si c’est votre mère. Même si c’est votre belle-mère. Même si tout le monde vous dit le contraire. »
Quand je rentre chez moi, que je retrouve Julien dans la cuisine et les cahiers d’école sur la table, je me dis que le poison n’a pas gagné.
Il a essayé, ce soir de juin, de se déguiser en champagne.
Il a bien failli ruiner ma vie.
Mais au moment où la pilule a touché les bulles, quelque chose en moi a dit non.
Ce non-là, je le porte encore.
Pas comme une cicatrice qui fait mal, mais comme un muscle qui s’est renforcé.
Alors non, je ne voudrais jamais revivre ce que j’ai vécu.
Mais la femme que je suis devenue grâce – ou malgré – tout ça, je ne la troquerais pour aucune autre.
Et, parfois, quand je lève mon verre lors d’un dîner, sous le regard amusé de Julien, je pense à cette phrase qui tourne en boucle dans ma tête depuis des années :
Elle a essayé d’empoisonner ma coupe.
Je l’ai transformée en raison de trinquer.






