Les anciens pompiers m’ont trouvée en train de pleurer sur un banc, sur le parking d’un supermarché, le soir où mon fils est parti en me laissant sans aucun moyen de rentrer chez moi.
J’étais assise sur ce banc métallique depuis trois heures, les mains gelées autour de la petite liste de courses qu’il avait écrite pour moi.
« Tu prends ce qu’il te faut, Maman. Je t’attends dans la voiture », avait-il lancé. Mais quand je suis sortie avec deux petits sacs, tout ce que ma modeste retraite pouvait payer, la voiture n’était plus là.
Le SMS est arrivé dix minutes plus tard :
« Sophie a trouvé une place en EHPAD. L’ambulance viendra te chercher demain. Il est temps. »
C’est comme ça que mon fils m’a annoncé qu’il me “plaquait”. Par texto.
Après que je l’ai élevé seule. Après avoir cumulé jusqu’à trois emplois pour qu’il puisse faire des études. Après avoir vendu l’appartement familial pour l’aider à s’installer avec sa femme.
Je fixais encore l’écran de mon téléphone lorsque le grondement des motos a rempli le parking. Six grosses machines, les phares découpant la nuit, les moteurs faisant vibrer l’air jusque dans ma poitrine.
Sur leurs gilets, on lisait simplement : « Association des Anciens Pompiers Solidaires ». Des blousons usés, des visages burinés, des épaules larges. Je me suis fait toute petite – une vieille femme de 82 ans n’a aucune envie d’avoir des ennuis avec une bande de motards, même s’ils portent un logo de casque rouge.
Le plus grand d’entre eux, une montagne d’homme avec une barbe grise qui lui tombait sur le torse et un bonnet noir, s’est dirigé droit vers moi. Je serrai mon sac contre moi.
— Madame ? Ça va ? On vous a vue en arrivant, vous êtes là depuis un moment.
Sa voix était étonnamment douce. Rien à voir avec ce que j’avais imaginé.
— Je… j’attends qu’on vienne me chercher.
— À cette heure-ci ? Dans ce froid ? Depuis quand ?
Je n’ai pas réussi à répondre. Les larmes sont montées toutes seules.
Un autre a posé un sac de courses à ses pieds et s’est accroupi.
— Vous habitez où, madame ?
J’ai donné le nom de ma rue, un lotissement calme un peu en dehors de la ville, près de Lyon. Ils ont échangé un regard que je n’ai pas su interpréter.
L’un d’eux a murmuré quelque chose, puis le grand à la barbe grise s’est tourné vers moi :
— Madame, on a déjà entendu parler de votre quartier… Disons qu’on a… quelques dossiers avec votre fils.
Je l’ai regardé, perdue.
— On va commencer par le début, d’accord ? Je m’appelle Marc. Et vous ?
— Je m’appelle Hélène. Hélène Tran.
Oui, Tran. J’ai épousé un homme d’origine vietnamienne en 1965, à une époque où les mariages « mixtes » faisaient encore grincer des dents dans certaines familles françaises. Mon père ne m’a plus adressé la parole pendant quinze ans. Mon mari, Minh, est mort d’un cancer il y a sept ans. Notre fils, Julien, était tout ce qui me restait. Et maintenant, lui non plus ne voulait plus de moi.
Marc s’est assis à côté de moi sur le banc. Il ne disait rien. Il était juste là, sa grande carrure coupant le vent glacé qui me mordait les os. Les autres se tenaient un peu en retrait, comme un mur humain autour de moi.
— Mon fils… ai-je fini par balbutier. Il est parti. Il dit que je pars en maison de retraite demain.
— Contre votre volonté ?
— À mon âge, est-ce que ça compte encore ? Je suis vieille. Inutile. Une charge.
Marc a sorti son téléphone.
— Comment il s’appelle, votre fils ?
— Pourquoi ?
— Parce qu’on ne laisse pas une mère sur un parking de supermarché, seule, dans le froid. Pas chez nous.
— Il s’appelle Julien Tran. Il habite dans le lotissement des Chênes, la maison moderne avec le portail gris et le gros 4×4 devant.
Un des plus jeunes a laissé échapper un petit ricanement amer.
— Ah, lui. Le monsieur qui a appelé la mairie et la police parce que nos motos faisaient “trop de bruit” quand on est passés dans sa rue pour une collecte de jouets.
Le visage de Marc s’est fermé.
— Je vois.
Il a de nouveau tourné la tête vers moi.
— Hélène, vous avez mangé aujourd’hui ?
— Ce matin. Une tartine.
— Et c’est tout ?
J’ai hoché la tête, honteuse.
— Bon. On va régler les priorités : vous réchauffer et vous nourrir. Pierre, préviens Jeanne qu’on arrive avec une invitée.
Il s’est levé, m’a tendu sa main.
— Hélène, comment vous vous sentez à l’idée de goûter au meilleur gratin dauphinois du département ?
— Je ne veux pas déranger…
— Vous ne dérangez personne. Vous acceptez de l’aide. Ce n’est pas pareil.
Leur « QG » n’était pas ce que j’avais imaginé. Pas un bar sombre plein de fumée, mais une ancienne caserne de pompiers réhabilitée en salle associative. Dans un coin, des enfants jouaient au ballon. Plus loin, des femmes installaient un buffet. Les murs étaient couverts de photos : maraudes auprès des sans-abri, collectes de jouets, visites en EHPAD, formations de premiers secours.
Jeanne, une femme de mon âge aux cheveux argentés relevés en chignon, m’a prise dans ses bras dès que j’ai franchi la porte.
— Marc m’a tout expliqué, souffla-t-elle. Ne vous inquiétez pas, ma belle. Ici, on s’occupe des nôtres.
Ils m’ont servi comme si j’étais de la famille. Gratin dauphinois, rôti, salade, pain encore tiède. J’ai mangé jusqu’à avoir mal au ventre, mais c’était une douleur heureuse.
On venait me saluer, un par un. Alex, ancien pompier professionnel. Yassine, ancien ambulancier du SAMU. Claire, ex-infirmière. Luc, chauffeur-routier à la retraite. Chacun avait une histoire. Beaucoup avaient passé leur vie à sauver des gens. Tous me parlaient avec un respect que je n’avais pas ressenti depuis longtemps.
— Et vous, Hélène ? demanda Yassine à un moment. Avant la retraite, vous faisiez quoi ?
— J’étais chirurgienne cardiaque.
Le silence est tombé sur la table.
— Pardon ? fit Marc.
— Chirurgienne cardiaque. J’ai été la première femme dans le service de chirurgie cardiaque de l’hôpital de Lyon-Sud. J’ai opéré jusqu’à mes 74 ans, quand mes mains ont commencé à trembler un peu trop.
— Et votre fils veut vous mettre en EHPAD ?
— Il dit que je deviens tête en l’air, difficile. Sa femme, Sophie, ne veut plus que je voie souvent les enfants. Elle prétend que mes histoires du “passé” les perturbent.
— Quel genre d’histoires ? demanda Jeanne.
— Que leur grand-père a dû changer de prénom pour trouver du travail. Que certains voisins refusaient de nous dire bonjour parce que j’avais épousé un homme étranger. Que j’ai dû batailler pour garder ma place à l’hôpital quand je suis tombée enceinte. Sophie dit que c’est “trop lourd” pour des enfants.
Jeanne a levé les yeux au ciel.
— Oui, bien sûr. Surtout ne pas dire aux enfants que leur grand-mère est une combattante.
À ce moment-là, mon téléphone a vibré sur la table. Julien.
Je l’ai regardé sonner. Marc m’a fait un signe de tête.
— Répondez, on est là.
J’ai décroché.
— Allô ?
— Maman, tu es où ? La navette de l’EHPAD est passée, tu n’y étais pas.
— Je suis avec des amis.
— Quels amis ? Tu n’as pas d’amis.
— J’en ai maintenant.
— Maman, ne commence pas. Dis-moi où tu es.
Marc a tendu la main.
— Je peux ?
Je lui ai donné le téléphone.
— Bonjour, monsieur Tran. Je m’appelle Marc. Votre mère est en sécurité avec nous, à la salle des Anciens Pompiers.
— Les motards ? Vous avez kidnappé ma mère ?
— Non, monsieur. Nous l’avons trouvée seule sur un banc, en larmes, devant le supermarché, en pleine nuit, par cinq degrés. Après que son fils est parti sans elle.
— Je ne l’ai pas abandonnée, j’…
— Vous l’avez laissée sans moyen de rentrer, avec deux sacs trop lourds pour elle. Comment appelez-vous ça ?
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