Un silence tendu.
— Ce n’est pas vos affaires, dit-il finalement.
— Ça l’est devenu quand on a découvert votre mère sur notre chemin. Voilà ce qui va se passer. Hélène va dormir ici, au chaud. Demain, vous viendrez lui expliquer, les yeux dans les yeux, pourquoi vous pensez qu’une femme qui a sauvé des vies pendant cinquante ans mérite d’être déposée sur un banc comme un vieux meuble.
— Si vous ne la ramenez pas, j’appelle la police.
— Faites donc. Nous serons ravis d’expliquer comment nous l’avons trouvée. Je suis certain que les services sociaux seront intéressés.
Marc a tranquillement raccroché.
Je le regardais, partagée entre la peur et un étrange soulagement.
— Vous n’auriez pas dû…
— Si, Hélène. Il y a des choses qu’on ne laisse pas passer.
Jeanne m’a emmenée derrière la salle, dans un petit jardin où se trouvait une maisonnette basse, aux volets bleus.
— C’était la maison de ma mère, m’expliqua-t-elle. Elle est morte il y a deux ans. Je n’ai jamais eu le courage de la vendre. Elle est restée vide.
Elle a posé la clé dans ma main.
— Si vous voulez, elle est à vous.
— Je ne pourrai jamais payer…
— Est-ce que je vous ai parlé d’argent ? Je vous demande si vous en avez envie.
— Pourquoi feriez-vous ça pour une étrangère ?
Jeanne a souri tristement.
— Parce qu’il y a vingt ans, j’étais vous. Après la mort de mon mari, mes enfants ont décidé que j’étais “trop compliquée”. Ils m’ont déposée dans un foyer temporaire, “le temps de s’organiser”. Marc m’a trouvée là-bas quand il venait donner une formation de secourisme. Il m’a ramenée ici. Cette association est devenue ma famille. Ma vraie famille.
— Mais je ne suis pas pompier. Ni motarde.
— Moi non plus, à la base. On ne vous demande pas de conduire une moto. On vous demande d’être là. D’être loyale. Et de laisser les gens qui vous respectent prendre enfin un peu soin de vous.
Cette nuit-là, j’ai dormi dans une maison chaude, dans un lit qui sentait la lessive propre, entourée de gens qui, quelques heures plus tôt, ne me connaissaient pas. Ils m’avaient pourtant déjà offert plus de chaleur que mon propre fils depuis des années.
Le lendemain matin, Julien est arrivé, accompagné de Sophie et d’un avocat en costume sombre. Ils avaient des têtes de gens sûrs de leur droit.
Ils sont entrés dans la salle associative et m’ont trouvée attablée avec une quinzaine de personnes, un bol de café devant moi, des tartines, de la confiture maison.
— Maman, dit Julien, raide comme un piquet. Il est temps d’y aller.
— Aller où ?
— À l’EHPAD. Tout est prêt.
— Je n’y vais pas.
Sophie s’est avancée, un sourire crispé.
— Madame Tran, soyez raisonnable. Vous avez besoin de soins.
— J’ai surtout besoin de famille. Puisque vous ne semblez pas intéressés par ce rôle, j’ai trouvé des remplaçants.
L’avocat a pris la parole.
— Madame Tran, si vous n’êtes plus en état de prendre des décisions éclairées, la loi prévoit…
Je l’ai coupé net.
— J’ai arrêté d’opérer il y a seulement huit ans. Je lis encore les revues médicales tous les mois. Je fais les mots croisés du journal chaque matin, sans rature. Et hier soir, j’ai aidé le petit-fils de Marc avec ses devoirs de mathématiques. Dites-moi, précisément : quel élément vous fait douter de ma lucidité ?
Julien serrait les poings.
— Tu oublies des choses, Maman.
— Lesquelles ?
— Le mois dernier, tu as “oublié” mon anniversaire.
— Non. Je m’en souvenais très bien. J’ai juste décidé de ne pas appeler. Ce n’est pas pareil. Tu as oublié le mien trois années de suite. Je me suis dit que tu avais donné le ton.
Marc s’est levé, calmement, mais sa présence remplissait la pièce.
— Monsieur Tran, on va être clairs. Votre mère a, ici, un toit, des amis, des activités. Elle a choisi de rester. À partir de là, vous êtes libres de venir la voir, de vous excuser, de reconstruire quelque chose. Ou de partir. Mais vous ne la forcerez pas à monter dans une voiture.
— Vous n’avez aucun droit sur elle, répliqua l’avocat.
— Et vous n’en avez pas plus, répondit Marc. Hélène, vous voulez partir avec eux ?
— Non.
— Voilà. La discussion est close.
Sophie était devenue rouge.
— C’est insensé. Vous choisissez une bande de motards au lieu de votre propre famille ?
Je l’ai regardée longuement.
— Je choisis les gens qui m’ont accueillie quand j’étais assise sur un banc, abandonnée. Je choisis ceux qui m’ont nourrie quand vous comptiez les centimes de ma retraite. Je choisis ceux qui me parlent comme à une personne, pas comme à un problème à gérer. Donc oui, aujourd’hui, je les choisis.
— Mais que vont penser les gens ? siffla-t-elle.
— Qu’une vieille chirurgienne de 82 ans vit enfin entourée de gens qui la respectent. Et eux, que penseront-ils de ceux qui ont laissé leur mère seule sur un parking ?
Julien a tenté une dernière fois.
— Maman, pense à ce que Papa aurait voulu.
J’ai eu un petit rire triste.
— Ton père ? Ton père adorait les motos. Il avait un vieux deux-roues quand on s’est rencontrés. Il l’a vendu pour payer une partie de tes études. Il serait ravi de me voir ici.
— Tu fais une erreur.
— Non, Julien. Mon erreur, ça a été de te faire croire que la réussite sociale passait avant la loyauté. Mais il est peut-être trop tard pour corriger ça.
Ils sont repartis. Julien ne m’a plus appelée pendant des semaines.
Sophie m’a envoyé un message sec : « Tu n’es plus la bienvenue chez nous. »
Je lui ai répondu en envoyant une photo de moi, en tablier, entourée des membres de l’association, lors d’un barbecue du dimanche. On y voyait des sourires sincères.
Six mois ont passé.
Je suis devenue, officiellement, « Docteur Hélène » de l’Association des Anciens Pompiers Solidaires. Je ne peux plus opérer, mais je sais encore écouter un cœur, prendre une tension, repérer un souffle suspect.
Un soir, en examinant la fille d’Alex, j’ai entendu un petit bruit anormal. Rien de dramatique, mais suffisamment pour l’envoyer voir un cardiologue pédiatrique. On a découvert une malformation discrète, maintenant suivie de près.
Je donne des cours de premiers secours aux nouveaux bénévoles. J’aide les ados du quartier à réviser pour le bac. Une fois par mois, je prépare un grand repas « franco-vietnamien » : soupe parfumée, nems, salade croquante. Les anciens pompiers ont découvert qu’ils adoraient la coriandre.
Marc m’a offert un vieux gilet en cuir, sur lequel ils ont cousu un petit écusson : « Médecin ». Les autres, en rigolant, m’appellent « Mamie Tran ».
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






