Autrefois, ces mots auraient transpercé le cœur d’Hélène. Elle se serait levée, aurait pris sa fille dans ses bras, aurait tout oublié d’un seul coup.
Aujourd’hui, elle écoutait. Ses mains restèrent posées à plat sur le bureau.
— C’est pour ça qu’on est revenus, continua Thomas. On veut repartir sur de bonnes bases. Tu as bien réussi ta vie, tu pourrais nous donner des conseils, on pourrait construire quelque chose ensemble.
Il accentua :
— En famille.
Hélène prit une gorgée de tisane, la reposa avec soin, puis enfin répondit :
— Je suis contente de savoir que tu réfléchis au passé, Camille, dit-elle posément. C’est une bonne chose.
Camille leva la tête, déjà prête à saisir une ouverture.
— Alors on peut…
— Mais réfléchir n’efface pas les faits, coupa doucement Hélène. Ni ceux d’il y a treize ans, ni ceux d’aujourd’hui.
Elle plongea son regard dans celui de sa fille.
— Vous êtes arrivés ici avec des valises et des projets pour ma maison, alors que vous ne savez même pas comment je vis depuis des années. Ce n’est pas une preuve d’amour, ça. C’est une prise de position.
Thomas se redressa un peu.
— On veut juste aider.
— On verra, répondit Hélène. Pour l’instant, je prends note de vos paroles. Mais je me fie surtout à vos actes.
La conversation n’alla pas plus loin. Thomas tenta de relancer le sujet, Camille joua encore un peu la carte de la fille blessée, mais Hélène mit fin à l’entretien avec calme :
— J’ai des choses à terminer pour ce soir. Merci pour la tisane.
Quand la porte se referma, Hélène retourna à son bureau et ouvrit un nouveau feuillet dans son carnet.
Ils recommencent avec les histoires et les larmes.
Rester lucide.
Elle sentit un pincement au cœur, bien sûr. Camille restait sa fille. Mais ce soir-là, pour la première fois, ce pincement ne commandait plus ses décisions.
Quelques jours plus tard eut lieu la soirée caritative organisée par la ville.
Une grande salle municipale avait été décorée pour l’occasion : nappes blanches, bouquets de fleurs locales, violoniste dans un coin de la scène, élus et notables locaux qui se serraient la main.
Hélène n’avait jamais aimé ce genre d’événement, mais depuis qu’elle soutenait une association d’aide aux jeunes, elle s’y rendait de temps en temps, discrètement, pour suivre les projets.
Cette fois, son nom figurait parmi les principaux donateurs.
Elle avait mis une robe bleu nuit simple, élégante, ses cheveux gris relevés en chignon. En se regardant dans le miroir avant de partir, elle s’était presque étonnée : elle ne se voyait plus comme une « petite retraitée ». Elle se voyait comme une femme debout.
Camille, elle, descendit l’escalier comme si elle arrivait à un gala à la télévision. Robe longue dorée, talons hauts, maquillage impeccable. Thomas portait un costume sombre très bien coupé, une cravate discrète.
— Tu es magnifique, maman, dit Camille comme on récite une phrase apprise.
— Merci, répondit Hélène. Allons-y, nous allons être en retard.
Dans la salle, tout alla très vite.
À peine la liste des donateurs affichée près de l’entrée, Camille s’accrocha au bras de sa mère comme à un trophée.
— Je vais te présenter, chuchota-t-elle. Tu dois rencontrer quelques personnes.
Elle l’entraîna vers un groupe de femmes élégantes qui discutaient près du buffet.
— Voici ma mère, Hélène Martin, annonça Camille avec un sourire fier. C’est grâce à elle que le projet de bibliothèque pour les jeunes a pu avancer.
Les autres hochèrent la tête, saluèrent Hélène :
— Nous avons beaucoup entendu parler de vous.
Hélène répondit poliment, humblement.
Camille, elle, savourait chaque regard, comme si la lumière venait se refléter sur elle.
Un peu plus loin, Thomas parlait déjà avec des hommes réunis près du bar. En passant derrière eux, Hélène entendit son nom.
— …nous gérons désormais une sorte de « cercle familial », disait-il. Les placements d’Hélène sont très bien positionnés. Nous réfléchissons à élargir, à diversifier.
« Nous gérons ».
Hélène s’approcha, un sourire neutre aux lèvres.
— Pardon, dit-elle doucement. Je crois qu’il y a eu un malentendu.
Le petit groupe se retourna, surpris.
— Je voulais simplement préciser, ajouta-t-elle avec une voix tranquille mais ferme, que mes placements sont gérés par ma notaire et par moi-même. Il n’y a pas de “cercle familial” ni de projet commun.
Elle se tourna vers les hommes.
— Je suis ici ce soir en tant que donatrice, rien de plus.
Un léger malaise passa dans le groupe. On toussa, on sourit poliment, on changea de sujet.
Thomas resta planté là, le sourire figé, les yeux un peu trop ouverts.
— Hélène…, commença-t-il entre ses dents.
— Je tiens simplement à ce qu’on dise la vérité, répondit-elle calmement. Ni plus, ni moins.
Plus tard, elle surprit Camille en pleine conversation avec une responsable d’association :
— Maman a vendu plusieurs biens récemment, disait-elle. On réfléchit à ce qu’on va faire ensuite. Peut-être un jour une fondation familiale…
Hélène posa une main légère sur le bras de sa fille.
— On n’en est pas là, Camille, dit-elle d’une voix claire. On verra plus tard ce que je souhaite faire de mon argent. Pour l’instant, ce soir est consacré à l’association, non ?
La responsable eut un rire, un peu soulagée de sentir à qui revenait la parole.
— Bien sûr, dit-elle. C’est déjà formidable d’être là.
Camille reprit son sourire, mais quelque chose s’était durci dans ses yeux.
La soirée continua ainsi : elle, corrigeant avec douceur ce qui était déformé ; eux, ravalant leur frustration.
En rentrant en voiture, le silence était lourd.
— Tu nous as humiliés, lâcha Thomas en rangeant la voiture dans l’allée.
— Non, répondit Hélène en détachant sa ceinture. J’ai juste remis les choses à leur place.
Deux jours plus tard, vers la fin d’un après-midi, le téléphone d’Hélène vibra sur la table du salon.
— Claire ?
La voix de la détective était plus tendue que la première fois.
— Je pense que tu devrais t’asseoir, dit-elle.
— Je suis assise, répondit Hélène.
— Très bien. Pendant mes recherches, j’ai mis des alertes sur certains mouvements les concernant. Ce matin, j’ai reçu des comptes rendus de deux appels passés par Thomas à des agences immobilières.
Elle marqua un silence.
— Il leur a parlé de ta maison comme de “leur future mise en vente”, expliqua-t-elle. Il a demandé une estimation du terrain, d’éventuels travaux pour augmenter le prix, le type d’acheteurs intéressés.
Hélène ferma les yeux un instant.
— Ils ont aussi envoyé des mails, continua Claire. Je t’en ai transféré des copies. Il signe en utilisant des formulations comme “nous préparons la transmission”, “notre future propriété”… Comme si ce n’était qu’une question de temps.
Hélène sentit un calme étrange l’envahir. Ce n’était plus de la surprise. C’était la confirmation nette de ce qu’elle savait déjà.
— Je vois, dit-elle. Merci, Claire. Envoie-moi tout.
Quelques minutes plus tard, l’imprimante, dans le petit bureau, crachait feuille après feuille. Hélène prit le temps de lire ligne par ligne.
Plus aucune place pour le doute.
Quand Maître Lefèvre arriva ce soir-là, elle trouva les documents déjà classés sur la table.
— Eh bien, souffla la notaire après lecture, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère.
— Ils parlent de ma maison comme si j’étais déjà morte, dit Hélène. Ou comme si j’étais déjà d’accord.
— Ça ne restera pas sans réponse, assura Maître Lefèvre. Ce que nous avons mis en place tient déjà, mais on peut aller plus loin.
Elles passèrent une grande partie de la soirée à revoir la structure de ce qu’Hélène possédait.
— On va renforcer ta fondation, proposa la notaire. La maison, tes économies principales et le reste de ton patrimoine seront placés dans un ensemble qui a pour bénéficiaire principal le fonds pour les jeunes que tu soutiens.
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