Julie finit par s’asseoir. On lui apporta un verre d’eau, on éventa son visage, on lui murmura que « ce n’était pas si grave ». Ma mère s’agita, tenta de recoller les morceaux à coups de sourires trop larges et de phrases creuses.
Moi, je retournai m’asseoir à ma table 12, derrière mon pilier.
Je n’avais plus besoin d’être au centre pour exister.
Plus tard dans la nuit, quand les invités commencèrent à partir, ma mère m’attendait dans le hall de l’hôtel où nous logions. Elle avait changé de robe, retiré ses bijoux. Sans ses artifices, elle paraissait plus petite.
— Claire, dit-elle. Viens, on va parler.
Elle choisit le bar de l’hôtel, presque vide à cette heure. Deux clients silencieux, une télévision sans le son dans un coin, la lumière jaune d’une lampe. Elle commanda un café qu’elle ne toucha pas. Moi, je ne commandai rien.
— Tu as fait une sacrée « entrée », dit-elle en jouant avec la cuillère. Toute la famille en parle déjà.
Je ne répondis pas.
— Et maintenant, les gens du village vont en parler, ajouta-t-elle. Et avec ces… vidéos.
Je levai un sourcil.
— Quelles vidéos ?
Elle soupira.
— Quelqu’un a filmé la scène. Toi, Adrien, les… saluts. C’est déjà sur les réseaux. On m’a montré sur le téléphone pendant que Julie se faisait repoudrer.
Je n’étais pas surprise. On filme tout, aujourd’hui.
Elle se pencha un peu.
— Ce n’est pas bon pour nous, souffla-t-elle. On commence à recevoir des messages. Des questions. Des gens demandent pourquoi on t’a « cachée », pourquoi Julie a parlé comme ça. Ils exagèrent tout.
Je la regardai.
— Tu veux quoi, Maman ?
Elle prit un air de circonstance, celui qu’elle sortait pour les réunions de parents d’élèves autrefois.
— Je me disais que tu pourrais… peut-être… faire une petite déclaration. Rien de méchant. Juste expliquer que tout ça était un malentendu, que Julie a fait une plaisanterie maladroite, que nous avons toujours été fiers de ta carrière. Enfin, que tu as exagéré les choses, mais que tu nous pardonnes. Tu sais comment ça fonctionne, la communication…
Je laissai un silence s’installer entre nous.
— Tu veux que je t’aide à remettre le vernis, dis-je doucement. Comme avant.
Elle se raidit.
— Je veux éviter que tout parte en vrille pour ta sœur, répondit-elle. Pour nous. Tu sais très bien comment une rumeur peut détruire une réputation. Ce serait dommage après tout ce qu’on a construit.
Je me penchai légèrement vers elle.
— Tu parles de réputation. Moi, je parle de vie, Maman.
Elle serra la mâchoire.
— Tu dramatises toujours tout, Claire.
Je souris, sans chaleur.
— Tu dis « toujours », parce que ça t’évite de regarder le moment précis où tu as décidé de me rayer de l’album.
Elle détourna les yeux. Ses doigts tremblaient légèrement sur la tasse.
— J’ai fait des choix, dit-elle enfin. Ce n’est pas facile d’être mère. Tu étais… compliquée. Tu attirais l’attention. Tu disais des choses qu’il ne fallait pas dire. Il fallait protéger…
— Protéger qui ? coupai-je. La famille ? Ou l’image de la famille ?
Elle ne répondit pas.
— Tu n’as pas protégé la famille, repris-je calmement. Tu as effacé une fille. C’est différent.
Son visage se crispa, mais elle ne protesta pas. Je me levai.
— Non, je ne ferai pas de déclaration pour réécrire ton histoire, dis-je. La mienne m’a déjà coûté assez cher.
Je la laissai là, devant son café froid.
Le lendemain, Julie m’envoya un message : « On doit parler. Café en bas, 10h. »
Juste ça. Pas de « s’il te plaît », pas de « merci d’être venue ».
Le café d’hôtel était presque vide à cette heure-là. Une lumière douce entrait par les grandes vitres, donnant à tout un air de décor de film. Julie arriva en retard, lunettes de soleil sur le nez, comme si quelqu’un allait la reconnaître.
Elle s’assit en face de moi, posa son téléphone sur la table, l’écran retourné.
— Bon, dit-elle. C’était théâtral, hier soir. Bravo.
— Ce n’est pas moi qui ai pris un micro pour faire un sketch, répondis-je.
Elle eut un petit rire sec.
— Tu n’as aucun humour, Claire. C’était une blague. Les gens ont besoin de légèreté. Tu sais, le grand uniforme, la sœur militaire… C’est pratique, ça fait un personnage.
Je la regardai un moment, puis sortis un document de ma sacoche. Une feuille imprimée, peu lisible, pleine de passages surlignés. Je la poussai vers elle.
— Tu te souviens de ça ? demandai-je.
Elle plissa les yeux.
— C’est quoi, encore ?
— Une dénonciation anonyme envoyée il y a sept ans à la cellule d’éthique du ministère, expliquai-je. On y accuse une certaine « C.M. » d’avoir exagéré ses états de service, d’avoir obtenu une médaille « par piston ». On y sous-entend que sa stabilité mentale est en question, qu’elle est dangereuse pour l’image de l’armée.
Le sourire de Julie se figea.
— Et alors ? C’est anonyme, non ? N’importe qui aurait pu…
Je sortis une deuxième feuille.
— Ça, c’est l’analyse linguistique qu’on en a faite, dis-je. Un logiciel qu’on utilise pour comparer des styles d’écriture. 95 % de correspondance avec tes mails et tes anciens devoirs retrouvés dans le disque dur familial. Mêmes tournures, mêmes fautes, même façon de mettre des virgules partout où il ne faut pas. Même expression débile : « au jour d’aujourd’hui ». Tu étais la seule à l’écrire encore à la fac.
Elle pâlit.
— Tu te fais des films, murmura-t-elle. Tu as toujours été parano. Tu crois que le monde entier te veut du mal.
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