« Monsieur… vous pouvez lire cette lettre, s’il vous plaît ? C’est très, très important… »
La petite voix tremblante traversa le vaste hall en marbre comme une fissure dans le silence feutré.
Au milieu des costumes sombres, des tailleurs élégants et des badges aimantés, une fillette de sept ans serrait contre elle une enveloppe froissée comme si c’était un trésor.
Elle avait de grands yeux bleu clair, sérieux comme ceux d’un adulte, et un vieux sac à dos rose, trop lourd pour ses épaules.
Elle avait pris le bus et le tram seule depuis la banlieue, traversé la foule de la gare, suivi les indications griffonnées par sa mère sur un petit papier.
Tout ça pour arriver ici, devant le siège vitré d’un des plus grands groupes technologiques de Paris.
Elle s’appelait Lina.
Et si son corps paraissait fragile, sa détermination, elle, ne tremblait pas.
Au comptoir d’accueil, une femme d’une cinquantaine d’années, cheveux gris tirés en chignon, leva les yeux de son écran.
« Bonjour, ma petite. Tu es avec quelqu’un ? Avec ta maman ou ton papa ? » demanda-t-elle avec douceur.
Lina secoua la tête avec énergie.
« Non, madame. Je dois voir… le monsieur le plus important de l’immeuble. Le chef. C’est pour lui. »
Elle leva l’enveloppe à hauteur de son visage. On pouvait lire, d’une écriture appliquée mais un peu tremblée :
À l’attention de M. Julien Bernard – Président – URGENT ET PERSONNEL
La réceptionniste, Françoise, sentit quelque chose se nouer en elle.
Elle avait l’habitude des livreurs pressés, des cadres en retard, des clients mécontents.
Mais pas des petites filles qui traversent toute la ville avec une enveloppe pour « le chef ».
« Comment tu t’appelles ? »
« Lina… Lina Morel. Maman a dit que je devais absolument lui donner cette lettre aujourd’hui. Parce que peut-être… » La voix se brisa légèrement. « Peut-être qu’elle ne pourra plus jamais en écrire d’autres. »
Les mots, simples, tombèrent comme un coup de froid.
Françoise regarda une seconde l’enveloppe, puis l’enfant, les chaussures un peu usées, le manteau bon marché soigneusement boutonné jusqu’en haut.
Elle savait qu’elle n’aurait pas dû.
Le règlement, les procédures, les filtrages.
Mais il y a des jours où le cœur parle plus fort que le manuel d’accueil.
Elle prit le téléphone et composa une ligne directe qu’elle n’utilisait jamais à la légère.
Quarante étages plus haut, derrière une baie vitrée qui donnait sur tout Paris – la Défense, la Seine au loin, les toits serrés comme des vignettes – Julien Bernard referma un dossier avec un claquement sec.
À trente-huit ans, il était à la tête de Bernard Solutions, un groupe numérique qu’il avait monté de zéro après ses études.
On parlait de lui dans les journaux économiques, on le voyait parfois aux infos, costume sombre, regard froid, phrases précises.
Pour ses équipes, il était brillant.
Pour ses concurrents, impitoyable.
Pour lui-même, il était d’abord un homme qui ne laissait plus personne approcher de trop près.
Sur son bureau, aucune photo de famille.
Des trophées, des prix, des maquettes de bâtiments, oui.
Mais rien qui raconte une vie en dehors du travail.
L’interphone clignota.
« Monsieur Bernard ? » La voix de Françoise était un peu différente de d’habitude.
« Oui ? » répondit-il, sans quitter l’écran des yeux.
« J’ai… une situation un peu particulière. Il y a une petite fille qui insiste pour vous remettre une lettre en mains propres. Elle dit que c’est très important. C’est marqué “urgent et personnel” sur l’enveloppe. »
Julien serra la mâchoire.
« Françoise, vous savez bien que… »
« Je sais, monsieur. Je n’aurais pas appelé pour une fantaisie. Mais là… je crois vraiment que vous devriez la voir. »
Elle n’avait jamais demandé ça en plus de dix ans de maison.
Il le savait.
Il laissa échapper un long soupir.
« Très bien. Faites-la monter. Et prévenez qu’on limite le temps. J’ai une visioconférence dans vingt minutes. »
Lina, debout dans l’ascenseur panoramique, regardait Paris rétrécir sous ses pieds.
Elle avait collé son front contre la vitre, les yeux écarquillés devant les autres tours, les voitures qui semblaient désormais aussi petites que ses jouets.
« C’est comme dans les nuages… » murmura-t-elle.
À côté d’elle, Françoise sourit malgré le nœud dans son ventre.
« Tu n’as pas peur ? »
« Un peu. Mais maman a dit que quand on fait une chose vraiment importante, c’est normal d’avoir peur. Ça veut dire qu’on a un cœur qui marche encore. »
La phrase, répétée mot pour mot, fit monter des larmes dans les yeux fatigués de la réceptionniste.
Elle posa une main légère sur l’épaule de la fillette.
« Ton cœur marche très bien, alors. »
Au quarantième étage, le couloir était silencieux, moquetté, décoré de tableaux abstraits.
Les portes avaient des plaques gravées.
Au bout, deux grandes portes vitrées : Présidence.
« C’est ici, Lina. » dit Françoise. « Il peut être un peu impressionnant, mais il n’est pas méchant. »
La petite fille hocha la tête, inspira profondément, puis frappa trois petits coups.
« Entrez. »
Julien leva enfin les yeux de son écran.
Dans l’encadrement de la porte, il s’attendait à voir un avocat, un administrateur, un consultant.
Il vit une enfant.
La scène eut quelque chose de irréel.
Petites baskets usées.
Jean trop court.
Manteau un peu trop grand.
Et ces yeux bleus.
Pendant une seconde, il crut se voir enfant, sur une vieille photo oubliée dans un tiroir.
Même couleur d’iris.
Même façon de pencher la tête.
Même petite ride entre les sourcils quand quelque chose demande beaucoup de courage.
« Bonjour, monsieur… » Lina s’avança de quelques pas, les doigts crispés sur l’enveloppe. « Vous êtes… le grand chef ? »
Julien se redressa, cherchant à reprendre contenance.
« Je suis Julien Bernard, oui. Le président de cette entreprise. Et toi, tu es… ? »
« Lina. Lina Morel. »
Elle posa l’enveloppe sur son bureau avec un soin infini.
« C’est maman qui l’a écrite. Elle m’a dit de vous dire que c’est la lettre la plus importante de sa vie. Il faut la lire tout de suite. »
Sa voix ne tremblait plus.
Elle disait les mots comme on accomplit une mission.
Julien prit l’enveloppe.
Le papier était légèrement humide, comme si des mains inquiètes l’avaient longtemps serré.
L’écriture, fine mais vacillante, trahissait la fatigue.
Il eut un mouvement d’hésitation.
Quelque chose, dans son ventre, se crispait.
Un mauvais pressentiment, presque physique.
Pourtant il déchira proprement le bord, tira la feuille, respira sans le vouloir le parfum léger qui s’en dégageait.
Lavande.
Un parfum venu d’un autre temps, d’une autre vie.
Il commença à lire.
« Mon cher Julien,
Si tu lis cette lettre, c’est que j’ai pris ma dernière grande décision.
Mon nom aujourd’hui est Claire Morel. Mais tu m’as connue il y a huit ans sous un autre nom : Claire Martin.
À cette époque, nous avons partagé quelque chose de beau, de rare.
De cette histoire est née le plus précieux cadeau de mon existence : notre fille, Lina. »
Julien sentit le sang quitter son visage.
Il relut la phrase, comme si son esprit refusait de la laisser entrer.
Notre fille.
Il lut la suite d’un trait, les mains devenues moites.
Claire racontait leur histoire : leur rencontre lors d’un stage, leurs soirées tardives à refaire le monde dans un petit studio du 11ᵉ, leurs projets de voyage, leurs promesses murmurées sur le bord d’une fenêtre, la lumière des réverbères dessinant des ombres sur leurs visages.
Puis la chute.
Les photos anonymes.
Les messages étranges.
Les rumeurs qu’elle le trompait.
Son regard à lui qui change.
Son silence.
Son départ.
« Tu te souviens sans doute de ce médecin qui t’a annoncé que tu ne pourrais pas avoir d’enfants.
Tu l’as cru. Moi aussi, au début.
Jusqu’à ce que je découvre que j’étais enceinte, quelques semaines après cette dernière nuit où nous avons cru encore, ensemble, à un avenir commun.
Tu avais déjà coupé tout contact.
J’ai essayé d’appeler, d’écrire. On m’a souvent répondu à ta place.
Puis j’ai eu honte. J’ai eu peur. J’ai élevé Lina seule.
Aujourd’hui, je n’ai plus le temps d’hésiter. »
Julien arrêta de respirer.
Il entendit vaguement un bruit de chaise, ou peut-être le souffle de Lina en face.
Ses mains tremblaient.
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