« Julien, je suis gravement malade.
Les médecins ne me donnent plus beaucoup de temps.
J’ai tout dépensé dans les traitements. Lina sait que je suis malade, mais pas à quel point.
Elle mérite mieux que de se retrouver seule du jour au lendemain. Elle mérite un adulte qui l’aime, qui la protège, qui lui donne ce que je n’ai plus la force de lui offrir.
Tu es son seul parent vivant.Je ne te demande pas de me pardonner.
Je te demande seulement de la regarder, vraiment, une fois.
De lui parler.
Et si ton cœur le permet, de ne pas la laisser affronter le monde toute seule.Claire »
Julien posa la feuille sur le bureau.
Il ferma un instant les yeux.
Le médecin, des années auparavant, dans son cabinet aux murs beiges, lui annonçant d’une voix neutre qu’il aurait très peu de chances d’être père un jour.
La rupture avec Claire.
Les photos qu’une « amie » lui avait montrées, Claire dans un café avec un autre homme.
Les phrases murmurées par-ci par-là : Tu sais, elle n’est pas si sérieuse que ça…
Tout se mélangeait comme un film qu’on repasse trop vite.
Face à lui, Lina attendait, droite sur sa chaise, les mains jointes.
« Monsieur… vous l’avez lue ? » demanda-t-elle enfin.
Sa voix le ramena à la surface.
Il la regarda vraiment.
Ces yeux.
Ce pli du front.
Même la façon de se mordiller la lèvre lorsqu’elle avait peur d’ennuyer.
« Oui, Lina. Je l’ai lue. » dit-il d’une voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
« Est-ce que… est-ce que vous êtes fâché contre maman ? »
Il sentit sa gorge se serrer.
« Non. Je suis… bouleversé. Et un peu perdu. »
Il y eut un léger coup discret à la porte.
Elle s’ouvrit sans attendre la réponse.
Camille entra, téléphone à la main, tailleur parfaitement ajusté, cheveux châtain foncé tirés en queue-de-cheval.
Responsable de la communication du groupe, compagne de Julien depuis deux ans, toujours impeccable, toujours « sous contrôle ».
« Julien, on doit partir pour le déjeuner avec le… »
Elle s’arrêta net.
Ses yeux passèrent de l’enfant à la lettre sur la table, puis à la pâleur de Julien.
« Je dérange ? » demanda-t-elle d’une voix trop douce.
Julien inspira, se leva.
« Camille, voici Lina. Lina, voici Camille. » Il ne prononça pas le mot « compagne ». Il n’en avait pas la force.
« Tu es venue avec tes parents, ma chérie ? » demanda Camille, un sourire poli plaqué sur le visage.
« Non. Maman m’a envoyée toute seule. Elle a écrit une lettre très importante pour monsieur… euh… pour Julien. »
À l’écoute de son prénom sans « monsieur », Camille eut un imperceptible tressaillement.
Ses yeux s’attardèrent une seconde sur le visage de la fillette.
Le même bleu, la même forme.
Elle blêmit légèrement.
« Camille, on reparlera du déjeuner. Tu peux m’excuser un moment ? »
Son ton n’admettait pas de discussion.
« Très bien. » répondit-elle, les lèvres serrées. « Je t’attends dans le couloir. »
Quand la porte se referma, Julien se rassit.
« Lina, où habites-tu ? »
« À Saint-Denis, près du canal. Dans un petit immeuble gris avec un arbre devant. »
« Ta maman est seule avec toi ? »
« Oui. Mamie et papi sont morts. Maman dit qu’on est une petite équipe. Mais maintenant… l’équipe est un peu fatiguée. »
Les mots, dits calmement, lui brisèrent le cœur.
Il prit une décision sans vraiment s’en rendre compte.
« Lina, est-ce que ça te dérangerait si je te ramenais chez toi cet après-midi ? J’aimerais parler avec ta maman. »
Les yeux de la fillette s’illuminèrent.
« Maman disait que peut-être vous ne voudriez pas. Que vous êtes très important et très occupé. »
« Aujourd’hui, il n’y a rien de plus important que toi et ta maman. »
Le trajet vers la banlieue fut silencieux les premières minutes.
Lina s’était installée à l’arrière de la voiture, les mains posées bien sagement sur ses genoux, observant par la fenêtre les immeubles qui défilaient.
« C’est la première fois que tu viens dans ce quartier d’affaires ? » demanda Julien.
« Oui. On le voit de loin quand on prend le tram. Maman dit que là-bas, les gens gagnent plus d’argent en une journée que nous en un mois. »
« Et toi, tu en penses quoi ? »
Lina haussa les épaules.
« Ça a l’air joli, surtout la nuit avec les lumières. Mais maman dit que l’important, ce n’est pas la tour où on travaille, c’est la façon dont on rentre à la maison le soir. Avec le cœur plein ou vide. »
Julien eut l’impression de recevoir une gifle douce.
Il ne trouva rien à répondre.
Peu à peu, les tours de verre laissèrent place aux immeubles plus anciens, aux façades un peu défraîchies, aux rues étroites avec des épiceries de quartier et des cafés où l’on fume encore en terrasse malgré l’interdiction.
« C’est là. » dit Lina en désignant un petit immeuble sans ascenseur, façade grise, volets écaillés.
Malgré tout, des jardinières de fleurs colorées pendaient à quelques fenêtres.
Une tentative obstinée de beauté.
Ils montèrent au troisième étage.
Lina sortit une petite clé de son sac.
« Maman, c’est moi ! » cria-t-elle. « Et j’ai amené le monsieur important ! »
L’appartement sentait le café, la lessive et un peu les médicaments.
Deux pièces, une petite cuisine ouverte, des rideaux bon marché mais propres, des dessins d’enfant scotchés sur le mur.
Elle apparut dans l’embrasure de la chambre.
Julien sentit son souffle se couper.
Claire.
Plus maigre, plus pâle, les traits tirés, les cheveux raccourcis – certains déjà tombés par endroits – mais c’était elle.
Les yeux verts, exactement les mêmes.
Le sourire qui tremble quand l’émotion est trop forte.
« Bonjour, Julien. » dit-elle à mi-voix.
Huit ans s’effacèrent d’un coup.
Il revit sa robe d’été bleu pâle, ses sandales usées, ses cheveux longs attachés à la va-vite lorsqu’elle courait pour attraper le dernier métro.
Lina se plaça entre eux, fière comme une ambassadrice.
« Maman, j’ai fait tout comme tu as dit. Il a lu la lettre. Et il est venu. »
Claire accroupit son corps fatigué pour être à la hauteur de sa fille, l’embrassa longuement sur le front.
« Tu es formidable, mon cœur. Tu peux aller dans ta chambre dessiner un peu ? J’ai besoin de parler avec… monsieur Bernard. »
« Avec Julien. » corrigea calmement la petite.
Puis elle fila dans la chambre, laissant la porte entrouverte – assez pour entendre sans être vue.
Julien et Claire restèrent un instant debout, sans savoir par quoi commencer.
Ce fut elle qui brisa le silence.
« Merci d’être venu. Je ne savais pas si tu lirais seulement jusqu’au bout. »
« Je n’ai pas dormi depuis que je l’ai lue. » répondit-il honnêtement. « Est-ce que… est-ce que tout est vrai ? »
Elle s’assit sur le canapé un peu usé, l’invita d’un geste à faire de même.
« Tu parles de Lina ? Ou de la maladie ? »
« Des deux. »
Claire inspira profondément.
« Pour la maladie, je peux te montrer les comptes rendus, les scanners, les ordonnances. C’est un cancer des ovaires, déjà bien avancé quand on l’a découvert. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Maintenant, il reste un protocole plus lourd, plus cher, qui pourrait prolonger ma vie, peut-être même me donner une vraie chance. Mais je n’ai plus de quoi le payer. »
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