La mère déplia une feuille vierge, la posa sur le carnet.
« Je ne sais même pas comment commencer… »
Lina sourit.
« Commence par ce que tu lui dis quand tu le regardes dormir. C’est souvent là que les vrais mots sortent. Je peux écrire pour toi si tu préfères. Tu me dicteras. »
La femme hocha la tête, les yeux embués.
« D’accord. »
Lina prit le stylo, écrivit en haut de la page :
« Pour mon fils, à lire quand il sera prêt… »
Les mots commencèrent à venir, d’abord timidement, puis par flots.
Elle les notait sans les corriger, sans juger.
Dans un coin de sa tête, elle revoyait le visage de Claire penchée sur un bureau, un soir, les mains tremblantes mais le cœur décidé.
En sortant de la chambre, un peu plus tard, un vieux monsieur dans le couloir l’interpella.
« Mademoiselle… »
Il tenait une enveloppe froissée, avec un timbre déjà collé mais aucune adresse.
« Vous pourriez… lire cette lettre ? C’est… très important. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. »
Lina sentit un frisson lui parcourir l’échine.
La phrase, presque mot pour mot.
Elle se revit, à sept ans, devant un comptoir de marbre.
Elle sourit au vieil homme.
« Bien sûr. »
Ils s’assirent sur un banc près de la fenêtre.
Elle ouvrit l’enveloppe avec précaution.
À l’intérieur, quelques lignes maladroites, adressées à une petite-fille qu’il ne voyait presque jamais.
Elle lut à voix haute, prenant soin de moduler, de respecter les silences, de ne pas accentuer les mots trop durs.
À la fin, le vieil homme renifla bruyamment.
« Tu crois que… tu pourrais écrire l’adresse et le mettre à la poste pour moi ? Sinon je vais encore le perdre, comme les autres. »
« Oui », répondit Lina. « Mais cette fois, on va faire mieux. Je vais vous accompagner jusqu’à la boîte aux lettres. Comme ça, vous serez sûr qu’il part. »
En descendant les escaliers avec lui, elle pensa à son père.
À sa main qui tremblait encore parfois quand il évoquait le premier test, celui qui avait failli tout casser.
À la façon dont il touchait le cadre de la lettre en passant devant, comme un réflexe.
Elle se dit que, décidément, les lettres avaient une drôle de puissance.
Elles pouvaient détruire, reconstruire, réveiller, réparer, parfois tout ça en même temps.
Le soir, en rentrant, elle trouva Julien penché sur un carton dans le salon.
Il en sortait des dossiers, des classeurs, des piles de contrats.
« Tu déménages ton bureau ici ? » plaisanta-t-elle.
« Non. Je fais du tri. Je vais laisser la direction opérationnelle à quelqu’un d’autre l’année prochaine. Rester un peu plus à la maison. »
Elle ouvrit de grands yeux.
« Sérieux ? Toi, monsieur “je ne prends jamais de vacances” ? »
Il sourit, un peu gêné.
« Disons que j’ai compris qu’on ne récupère pas les années perdues. Alors j’essaie de ne pas en perdre de nouvelles. »
Lina posa son sac, vint s’asseoir à côté de lui.
Dans le carton, au milieu des dossiers, il y avait une vieille enveloppe.
La vraie.
Celle qu’elle avait apportée sept ans plus tôt.
« Tu la gardes là ? »
« Oui. Pour me souvenir. Que même les gens qui se croient rationnels peuvent être stupides. Et que parfois, la personne la plus raisonnable dans une histoire, c’est une gamine de sept ans avec un sac à dos rose. »
Elle rit.
« Tu sais, dit-elle, je crois que c’est aussi pour ça que j’aime autant lire et écrire des lettres pour les autres.
Parce que je me dis qu’il y a sûrement, quelque part, d’autres Julien trop têtus, d’autres Claire trop fatiguées, et des Lina qui n’osent pas encore prendre le tram toute seules.
Alors si je peux les aider à commencer, ne serait-ce qu’une phrase… »
Julien la regarda, un mélange de fierté et de tendresse dans les yeux.
« On avait raison, avec ta mère. Tu vas sauver le monde à ta manière. »
Elle haussa les épaules.
« Non. Je vais juste continuer l’histoire. La nôtre. Celle de la lettre. »
Elle se leva, prit le cadre sur le mur avec précaution.
« On devrait l’encadrer encore mieux, tu sais. Avec un verre anti-UV. Comme ça, elle durera plus longtemps que nous. »
« Tu t’en occuperas ? »
« Promis. »
Elle reposa le cadre, ajusta légèrement l’horizontalité, recula d’un pas.
Dans la lumière du soir, on distinguait encore, très nettement, les premiers mots :
« Mon cher Julien… »
Lina sourit.
Elle pensa à tout ce qui s’était enchaîné à partir de là :
le hall de marbre, la colère, les doutes, les tests, les aveux, la maladie, les traitements, les rires, les anniversaires, le mariage à la mairie, les crêpes ratées, les disputes pour la télé, les réconciliations autour d’un thé.
Tout ça, pour une lettre.
Et le courage d’une femme malade qui avait décidé de ne plus avoir peur de la vérité.
Le soir, avant de dormir, Lina s’assit à son bureau.
Elle sortit un carnet, prit un stylo.
En haut de la page, elle écrivit :
« À celui ou celle qui a peur d’écrire la première phrase… »
Et elle commença une nouvelle lettre.
Pas pour sauver sa famille, cette fois.
Pour aider quelqu’un d’autre à sauver la sienne.
Dans le salon, Claire et Julien discutaient à voix basse.
La vie suivait son cours, faite de petites choses et de grandes émotions mélangées.
Et quelque part, dans un cadre un peu trop grand pour elle, une lettre continuait de veiller.
Témoin silencieux du jour où une enfant avait dit :
« S’il vous plaît, monsieur… vous pouvez lire cette lettre ? C’est très important. »
Ce jour-là avait tout changé.
Le reste, c’était simplement la suite d’une histoire que, désormais, ils écrivaient ensemble.
FIN






