Le lundi qui a suivi, je n’ai pas rangé mon chapeau violet. Je l’ai laissé là, bien visible, comme une petite preuve que je ne m’étais pas inventé mon propre courage. Et quand j’ai enfilé mes talons rouges, j’ai senti quelque chose de simple et d’immense : je n’étais plus en train de “m’améliorer”, j’étais en train de vivre.
Élise ne m’a pas appelée pendant deux jours. Je ne l’ai pas relancée non plus. C’était nouveau, cette manière de se laisser de l’air, comme deux personnes qui apprennent qu’aimer ne veut pas dire serrer trop fort.
Le mercredi matin, mon téléphone a vibré pendant que je versais mon café. Son prénom a clignoté à l’écran, et j’ai eu ce petit pincement ancien : qu’est-ce qui ne va pas, qu’est-ce que j’ai fait.
J’ai répondu tout de suite.
— Maman… tu es occupée ?
Sa voix était fatiguée, mais moins dure que l’autre fois. Il y avait même une hésitation, comme si elle cherchait le bon ton, maintenant que je ne me laissais plus plier.
— Non, ma chérie. Je suis juste en train d’écouter les oiseaux se chamailler. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Léo a de la fièvre. L’école m’a appelée. Je dois filer, mais j’ai une réunion tout l’après-midi… Je… je n’ai personne.
Le monde aurait pu repartir comme avant, avec ses réflexes : j’enfile des chaussures sages, je me dépêche, je m’efface. Mais là, j’ai entendu autre chose derrière ses mots : pas une simple demande, une peur. La peur de craquer.
— J’arrive, ai-je dit. Et je te préviens : je viens en chaussures rouges.
Il y a eu un silence. Puis un petit rire, bref, comme un soupir qui se relâche.
— D’accord, a-t-elle murmuré. Viens comme tu veux.
Dans la rue, l’air sentait l’hiver doux, celui qui n’a pas encore décidé s’il va mordre ou caresser. J’ai mis mon manteau, j’ai attrapé mon sac, et, sans trop réfléchir, j’ai pris aussi mon chapeau à plumes. Pas pour provoquer. Juste parce que j’en avais envie.
À l’école, quand je suis entrée dans le hall, deux mamans se sont retournées. Le genre de regard qui pèse deux secondes et laisse une trace, même quand on dit qu’on s’en fiche. J’ai senti l’ancien réflexe remonter : devenir invisible.
Je me suis rappelé Odile, sa chambre trop propre, ses photos bien alignées. Et je me suis dit : non, pas aujourd’hui.
Léo était assis sur un banc, le visage rouge, les yeux brillants comme s’il avait pleuré sans s’en rendre compte. Quand il m’a vue, il a levé la tête, surpris, puis il a souri un peu.
— Mamie… pourquoi t’as un chapeau de fête ?
Je me suis accroupie, en faisant attention à mes genoux, et j’ai posé ma main sur son front.
— Parce que même quand on est malade, on a le droit à un peu de beau, mon cœur. Et toi, tu as le droit au flan quand tu iras mieux.
— Maman va être fâchée ?
Cette question m’a serré le cœur, parce qu’elle disait tout : l’enfant qui marche sur des œufs pour ne pas casser l’adulte.
— Ta maman est épuisée, ai-je répondu doucement. Ce n’est pas pareil que fâchée. Viens, on rentre.
Dans l’appartement d’Élise, tout était propre mais tendu, comme un lit refait à la hâte. Il y avait des listes sur le frigo, des dessins sur la table, des courriers empilés, des choses à faire partout, même dans l’air. La vie, en bataille.
J’ai installé Léo sur le canapé, avec une couverture, et je lui ai mis un verre d’eau à portée de main. J’ai allumé une petite lampe, pas la grande lumière du plafond qui fait mal aux yeux. J’ai fait chauffer de l’eau pour une tisane, et je me suis dit : voilà, c’est ça aussi, vivre comme j’en ai envie. Prendre soin sans disparaître.
Léo s’est endormi vite. Sa respiration s’est posée, régulière, comme si le monde pouvait enfin baisser le volume.
Je me suis assise à la table de la cuisine d’Élise. J’ai regardé ses listes, ses papiers, cette façon de tenir debout en serrant tout très fort, de peur que ça glisse.
Quand Élise est rentrée en fin d’après-midi, elle avait les épaules rentrées, le visage fermé par la fatigue. Elle a vu mon chapeau posé sur une chaise, et, au lieu de se crisper, elle a soufflé.
— Tu l’as gardé…
— Oui.
Elle a regardé Léo qui dormait, la bouche entrouverte, paisible. Elle a baissé la voix.
— Merci, maman.
Avant, j’aurais répondu : “Ce n’est rien”, pour ne pas prendre de place. Là, j’ai seulement hoché la tête, comme on accepte enfin un merci sans le repousser.
— Je suis contente d’être là, ai-je dit. Et je suis contente que tu me le demandes.
Élise a retiré son manteau, s’est assise, et ses yeux se sont embués d’un coup, sans prévenir. Comme si elle avait tenu trop longtemps sur une corde.
— J’ai eu peur que tu m’en veuilles, a-t-elle lâché. Pour l’autre jour. Pour “bizarre”. Je… je ne savais plus comment te parler.
Je me suis assise en face d’elle. Mes chaussures rouges étaient plantées au sol, stables, comme un rappel silencieux.
— Moi aussi, j’ai eu peur, ai-je avoué. Pas de toi. De redevenir l’ancienne Madeleine, celle qui s’excuse d’exister.
Élise a essuyé une larme du revers de la main, comme si elle effaçait une faute.
— J’ai toujours cru que si je contrôlais tout… je ne tomberais pas, a-t-elle dit. Je regarde les autres, leurs vies… et j’ai l’impression que moi, je suis toujours à deux doigts de tout perdre.
Je l’ai regardée, et j’ai compris que son inquiétude n’était pas contre moi. Elle était contre le vide, contre le lendemain, contre cette idée qu’un jour on se retrouve seule à porter trop.
— On tombe tous, ma chérie, ai-je répondu. La vraie question, c’est : est-ce qu’on tombe seule.
Elle a baissé les yeux vers mes chaussures, comme si elles savaient quelque chose qu’elle cherchait depuis longtemps.
— Et… tu n’as pas peur, toi ?
J’ai souri, sans bravade.
— Si. Bien sûr que si. Mais j’ai compris que la peur ne devait plus diriger mon agenda.
Le samedi suivant, Élise m’a proposé quelque chose que je n’aurais pas imaginé.
— Tu viens avec moi au supermarché ?
J’ai levé les sourcils.
— Toi, tu me proposes ça ?
Elle a haussé les épaules, presque gênée.
— J’ai envie… d’être vue avec toi. Enfin… avec toi comme tu es.
Dans les rayons, j’ai senti les regards, oui. Mais ce jour-là, je n’étais pas seule. Élise marchait à côté de moi, et Léo poussait le petit chariot, très sérieux, comme s’il avait une mission importante.
Une femme nous a croisées et a regardé mon chapeau d’un air mi-amusé, mi-ironique. J’ai vu Élise se raidir, prête à répondre, prête à défendre. C’était nouveau aussi, cette inversion des rôles.
Je lui ai touché le bras.
— Laisse, ai-je murmuré.
Puis j’ai regardé la femme et j’ai souri, simplement. Un sourire sans explication.
La femme a cligné des yeux, surprise, et elle a fini par sourire aussi, comme si ma tranquillité lui faisait du bien malgré elle.
Plus loin, à la caisse, un adolescent a désigné mes talons du menton, avec un petit rictus. Léo l’a fixé, très sérieux, et il a dit assez fort :
— C’est des chaussures de super-héroïne. C’est pour pas tomber.
Le garçon a rougi. Moi, j’ai éclaté de rire. Élise aussi. Et pendant une seconde, dans ce supermarché banal, j’ai senti quelque chose de rare : la légèreté.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé une enveloppe dans ma boîte aux lettres. Mon prénom était écrit d’une écriture inconnue, un peu tremblante.
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