À l’intérieur, une feuille pliée en deux, et une petite photo.
La lettre venait de la fille d’Odile. Elle m’écrivait qu’elle vidait enfin les affaires de sa mère, que c’était plus difficile que prévu. Elle disait qu’elle avait retrouvé, au fond d’un tiroir, une photo d’Odile et moi, jeunes, assises sur un banc, les cheveux au vent, une glace à la main.
Au dos, Odile avait écrit : “Avec Madeleine, on rit quand même.”
Je suis restée longtemps avec cette photo entre les doigts. Sur l’image, on avait l’air… vivantes. Pas parfaites. Pas rangées. Vivantes.
Le lendemain, j’ai proposé à Élise une idée un peu folle, mais douce.
— Et si on allait voir la mer ?
Elle a ouvert de grands yeux.
— La mer ? Comme ça ?
— Comme ça. Pour Odile. Pour nous. Pour respirer.
Elle a hésité, comme toujours. Puis elle a regardé Léo qui jouait par terre avec ses voitures, et elle a dit :
— D’accord. Mais pas trop loin.
On est parties un dimanche matin. Un sac avec des sandwiches, une bouteille d’eau, un pull en plus, et mon chapeau violet. Dans la voiture, la radio crachotait, mais on l’a éteinte : on avait besoin de silence.
La route a filé, et avec elle, quelque chose en nous s’est desserré. On est arrivées sur la côte, pas après des heures et des heures, juste assez loin pour que l’air change.
L’air sentait le sel et le froid. La mer était grise, immense, indifférente et belle. Léo a couru vers le sable en criant, et Élise a souri d’un sourire qui venait de loin.
On s’est assises sur un muret, face à l’eau. J’ai sorti la photo d’Odile.
— Tu sais, ai-je dit, elle avait peur aussi. Elle le cachait bien. Elle disait : “On a le droit de se faire du bien avant que la vie décide à notre place.”
Élise a regardé la photo longtemps.
— Je ne l’ai pas assez vue, a-t-elle murmuré. J’étais trop prise. Et puis… je croyais que ça durerait.
Je n’ai pas répondu avec une morale. J’ai juste posé ma main sur la sienne.
— On ne rattrape pas tout, ai-je dit. Mais on peut choisir ce qu’on fait avec maintenant.
Les vagues faisaient leur bruit, régulier, comme si elles savaient calmer les choses mieux que les phrases. Léo est revenu, fier comme un roi, avec un coquillage.
— C’est pour toi, mamie.
Je l’ai pris, et j’ai senti mes yeux piquer.
— Merci, mon cœur.
Sur le chemin du retour, Élise a dit, presque timidement :
— Maman… tu pourrais venir chez moi une fois par semaine ? Juste… pour prendre un café. Et que je respire un peu.
J’ai souri.
— Oui. Mais à une condition.
Elle a tourné la tête vers moi, inquiète.
— Laquelle ?
— Que tu arrêtes de me traiter comme un problème à gérer. Je suis ta mère, pas un dossier.
Elle a ri, un vrai rire cette fois. Puis, après un silence, elle a murmuré :
— D’accord. Et toi… tu arrêtes de croire que tu dois être parfaite pour mériter qu’on t’aime.
Cette phrase m’a frappée doucement, comme une main posée sur l’épaule.
Quelques semaines plus tard, un après-midi, en rentrant de la boulangerie, j’ai croisé une voisine que je connaissais à peine. Une petite femme aux cheveux blancs, un manteau trop grand, et un regard très vif.
Elle a fixé mes boucles d’oreilles girafes.
— Vous avez du courage, vous, a-t-elle dit.
— Du courage ? Pour des girafes ?
Elle a haussé les épaules.
— Pour être vous. Moi, j’ai toujours eu envie de mettre du rouge à lèvres. Mon mari n’aimait pas. Alors je n’en ai jamais mis.
Je l’ai regardée, et j’ai pensé à toutes ces vies qui se plient sans bruit.
— Comment vous vous appelez ?
— Hélène.
— Eh bien, Hélène… demain, on met du rouge à lèvres. Si ça vous dit. Et on boit un café sur mon balcon.
Elle m’a regardée comme si je lui proposais de sauter en parachute. Puis elle a souri, timidement.
— D’accord.
Le lendemain, Hélène est venue avec un petit tube de rouge, presque neuf. Ses mains tremblaient un peu quand elle l’a appliqué. Quand elle a relevé la tête, elle a éclaté de rire, comme une adolescente surprise de se plaire.
— On dirait que je fais une bêtise, a-t-elle dit.
— Oui, ai-je répondu. Une bêtise qui fait du bien.
Petit à petit, mon appartement s’est rempli de petites présences. Hélène, parfois une amie à elle, parfois une autre voisine qui “passait juste dire bonjour”. On ne faisait rien d’extraordinaire : on buvait du café, on mangeait une part de flan, on racontait nos vies.
Mais dans ces conversations, il y avait une chose rare : personne n’essayait de réparer personne.
Un dimanche, Élise est arrivée avec Léo et un sac.
— J’ai apporté des madeleines, a-t-elle dit, avec un regard amusé. C’est un signe.
— Un signe de quoi ?
— Un signe que… je commence à te comprendre.
On s’est installées sur le balcon. Léo a mangé une madeleine en laissant des miettes partout, et j’ai décidé de ne pas m’en formaliser. Hélène était là aussi, son rouge à lèvres lui allant à merveille, comme une permission enfin acceptée.
Élise a regardé tout ça : le chapeau sur la chaise, les girafes à la lampe, le petit groupe tranquille, la lumière. Et elle a dit d’une voix plus douce :
— Quand je t’ai dit “bizarre”, j’avais peur que tu changes et que je te perde. Et en fait… tu changes, oui. Mais je ne te perds pas. Je te retrouve.
Je me suis sentie chaude et fragile à la fois, comme une tasse de café entre les mains.
— Moi aussi, je te retrouve, ai-je dit. Pas comme une petite fille à corriger. Comme une femme. Comme toi.
Elle a pris une inspiration, puis elle a lâché, presque d’un seul coup :
— J’ai envie d’être un peu bizarre aussi.
J’ai ri.
— C’est contagieux, fais attention.
Alors elle a pris mon chapeau violet, l’a posé sur sa tête, et elle a fait une grimace à Léo.
— Regarde, je suis une maman-poule à plumes !
Léo a éclaté de rire, et son rire a rempli l’air comme une musique.
Ce soir-là, quand ils sont partis, je suis restée seule dans mon appartement. Mais ce n’était plus la solitude qui pèse. C’était un silence doux, habité.
J’ai rangé deux tasses, j’ai remis la photo d’Odile à sa place, bien visible. Et je me suis dit : on ne guérit pas en redevenant comme avant. On guérit en cessant de se cacher.
Le lendemain matin, j’ai enfilé mes chaussures rouges, sans chapeau cette fois. Pas parce que je renonçais. Juste parce que j’avais envie d’être simple.
En sortant, j’ai croisé mon reflet dans la vitre du hall : une femme de soixante-douze ans, pas parfaite, pas discrète, pas “comme il faut”. Une femme qui avait appris, tard, mais enfin, à se tenir droite pour elle-même.
Et dans un monde où tout le monde veut que tout soit rangé, cadré, prévu, j’ai souri.
Parce que maintenant, j’avais une nouvelle définition du raisonnable : vivre assez fort pour ne pas disparaître. Et assez doux pour ne pas écraser les autres en chemin.






