Chaque samedi à 9h : le secret d’un fils devant la tombe

À 8h55, Monsieur Tissier est arrivé, comme la semaine précédente, la même silhouette un peu voûtée, la même casquette plate. Il s’est arrêté en nous voyant, et son regard a accroché Claire, puis Juliette, avec une surprise douce.

« Ah, » a-t-il dit. « Le gamin… il est venu avec sa tribu, aujourd’hui. »

Je me suis avancé.

« Monsieur Tissier… merci d’être revenu. »

Il a haussé les épaules, mais ses yeux étaient humides, comme s’il n’aimait pas qu’on le remercie.

Claire a pris la parole, d’une voix posée.

« Je m’appelle Claire. Je suis sa femme. »

Monsieur Tissier a incliné la tête, avec ce respect simple des gens qui ont travaillé ensemble, même sans se connaître.

« Raymond parlait de toi, » a-t-il dit, et cette phrase m’a frappé, parce que je n’avais jamais imaginé mon père parler de mon couple, de ma vie d’adulte, à ses collègues. « Il disait : “Mon gosse aura quelqu’un de bien.” Ça le rassurait. »

Je me suis senti honteux et reconnaissant en même temps. Claire a serré mon bras, comme si elle comprenait, sans avoir besoin de tout comprendre.

Je l’ai regardé, lui, le vieux chef d’équipe, et une question que je n’avais jamais osé poser a trouvé sa place dans ma bouche.

« Monsieur Tissier… pourquoi vous ne m’avez jamais parlé avant ? Toutes ces années… »

Il a soufflé fort, comme si l’air était lourd.

« Parce que toi, tu venais à 9 heures pile, » a-t-il répondu. « Tu avais ta manière. Et moi, j’avais la mienne. On ne casse pas les rituels des gens, Bastien. On les respecte. »

Il a marqué une pause, puis il a ajouté, plus bas :

« Et puis… on a tous notre part. Sur ce chantier, on a tous quelque chose à porter. Raymond est tombé, oui. Mais la vérité, c’est qu’on a laissé courir des choses. On a fait comme si on ne voyait pas la fatigue, les heures de trop. Moi aussi, j’ai fermé les yeux. »

Ses mots ne cherchaient pas une excuse. Ils cherchaient une place où déposer un poids. J’ai compris, là, que lui aussi revenait ici pour faire son rapport, à sa façon, sans costume italien, sans berline, mais avec une brique.

Je suis resté silencieux longtemps. Puis j’ai dit, sans réfléchir, la phrase qui me brûlait depuis une semaine :

« Je dessine des immeubles… et des hommes y montent. Des hommes comme lui. »

Monsieur Tissier a hoché la tête.

« Alors fais en sorte que ça tienne, » a-t-il dit simplement. « Et fais en sorte qu’ils rentrent chez eux. »

Ces mots ont planté quelque chose en moi, profond, comme un pieu dans la terre. Le soir même, dans mon bureau, j’ai ouvert mes plans et j’ai regardé autrement. Pas seulement les lignes, les volumes, les rendements, les délais. J’ai pensé aux mains qui porteraient, qui pousseraient, qui monteraient. J’ai pensé aux pauses déjeuner, aux catalogues, aux boîtes de construction qu’on cache dans une poche pour ne pas avoir l’air sentimental.

Dans les semaines qui ont suivi, je n’ai pas fait de grandes déclarations. Je n’ai pas joué au héros. J’ai fait ce que je savais faire : j’ai déplacé des choses. J’ai insisté sur des dispositifs de sécurité, j’ai demandé des contrôles supplémentaires, j’ai refusé des raccourcis qui “gagnent du temps”. Ça a râlé, ça a coûté, ça a compliqué. Mais chaque fois que quelqu’un levait les yeux au ciel, je voyais le morceau de brique rouge sur le marbre, et ça me suffisait.

Et puis, un soir, j’ai dit à Claire :

« J’aimerais faire quelque chose pour lui. Pour eux. Pas juste venir au cimetière. »

Nous avons parlé longtemps, à voix basse, pendant que Juliette dormait. Nous avons imaginé un petit atelier, une sorte de lieu où des ados pourraient apprendre à dessiner, à mesurer, à comprendre comment un mur tient debout, comment une idée devient une maison. Un endroit où les enfants de ceux qui portent les sacs trop lourds pourraient toucher un crayon sans se sentir illégitimes.

On ne l’a pas appelé avec des grands mots. On a choisi un nom simple, presque pudique : L’Atelier Raymond.

Le jour où l’on a accroché la plaque à l’entrée, il pleuvait, bien sûr, une pluie normande fine qui s’infiltre partout. Monsieur Tissier est venu. Il avait mis une chemise repassée, et ça lui allait mal, comme un costume qui n’est pas à sa taille, mais il avait tenu à faire l’effort. Il a regardé le nom, longuement, puis il m’a tapé l’épaule.

« Voilà, » a-t-il dit. « Ça, c’est un mur qui sert. »

Juliette courait dans la salle, entre des tables de travail et des crayons, et son rire remplissait l’espace. Claire discutait avec une femme du quartier, et je les regardais, toutes les deux, et je me suis dit que c’était ça, la vraie réussite : une pièce où les gens respirent mieux.

Le samedi suivant, nous sommes retournés au cimetière. Pas à 9 heures pile. À 10 heures, après un petit-déjeuner calme. J’ai senti, au moment de fermer la porte, une panique ancienne essayer de remonter, comme une vague. Puis Claire a glissé sa main dans la mienne, et la panique s’est retirée.

Devant la tombe, nous avons posé une brique, une seule, propre cette fois, pas pour effacer la poussière, mais pour dire : on a compris. Juliette a laissé un nouveau dessin, plus précis, avec une petite mer bleue en bas de la feuille.

Je me suis penché vers le marbre.

« Papa… » ai-je murmuré. « Tu sais, on va la voir, la mer du Sud. Pas pour fuir, pas pour compenser. Juste pour te dire qu’on y pense. »

Je n’ai pas promis des choses grandioses. Je n’ai pas fait mon rapport. J’ai juste parlé comme un fils parle à son père, enfin, sans costume, sans posture. Et dans le silence du cimetière, avec le vent qui passait entre les thuyas, j’ai senti quelque chose se poser en moi, comme une pierre qui trouve sa place.

En repartant, Claire a regardé l’allée, les tombes, les arbres, et elle a dit doucement :

« Tu vois… je ne t’ai jamais eu “contre moi”. Je t’avais juste… loin. »

Je l’ai regardée, et j’ai compris que mon deuil n’avait pas seulement construit ma vie, il avait aussi creusé un fossé. Je l’ai traversé sans discours, en serrant sa main un peu plus fort.

Ce soir-là, à la maison, j’ai rangé le morceau de brique dans une boîte, pas pour l’oublier, mais pour qu’il cesse de me piquer la peau à chaque mouvement. Je l’ai posé dans un tiroir avec les dessins de Juliette et une vieille photo de mon père, jeune, en bleu de travail, le sourire timide.

Et pour la première fois depuis vingt-six ans, je me suis endormi sans compter les minutes, sans craindre le samedi. J’ai pensé à ces fondations qu’on ne voit pas, à ces mains qu’on oublie, et à cette vérité simple qui m’avait échappé si longtemps : on n’honore pas quelqu’un en courant après une image de réussite, on l’honore en continuant à aimer, ici, maintenant, avec les vivants.

Le deuil, finalement, ce n’est pas apprendre à vivre sans eux. C’est apprendre à vivre avec ce qu’ils ont mis en nous — sans le transformer en prison. Et quand j’ai fermé les yeux, j’ai entendu, je ne sais pas comment, la voix de mon père, pas une phrase spectaculaire, juste quelque chose de très simple, de très vrai :

Ça va, mon grand. Je te vois.

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