Comment le chien de mon père a dévoilé la bonté cachée d’un homme brisé

Le monde n’a pas besoin d’un autre fantôme avec un portefeuille.

Il a besoin d’un vivant, même maladroit.”

Je me suis arrêté là, incapable de continuer pendant quelques minutes.

Aldo a poussé un léger gémissement, comme s’il sentait que quelque chose importante se jouait.

Je me suis essuyé les yeux du revers de la main et j’ai repris.

“Tu as le droit de partir, Marc. De vendre cette maison, de confier Aldo à quelqu’un de plus courageux que toi.

Mais si tu restes, alors promets-moi une chose : ne laisse pas la gentillesse rester coincée dans une bourse en cuir.

Parle.

Même si ta voix tremble.

Ton vieux con de père,

Gérard”

Je suis resté longtemps assis, la lettre ouverte sur mes genoux, à écouter le tic-tac de l’horloge du salon.

Chaque seconde semblait dire : “Alors ?”

Le lendemain, j’ai fait quelque chose que mon père n’aurait jamais osé.

J’ai écrit un mot à la main et je l’ai scotché sur le portail.

“Si mon père vous a aidés, d’une manière ou d’une autre, j’aimerais entendre votre histoire.

Marc, son fils.

Sonner ou glisser un mot dans la boîte.”

Je pensais que personne ne viendrait.

La première journée, il ne s’est rien passé.

La deuxième non plus.

Mais le troisième soir, en rentrant d’une tournée écourtée – Aldo boitait un peu plus que d’habitude – j’ai trouvé une enveloppe dans la boîte.

Puis deux.

Puis quatre.

Les jours suivants, les lettres ont commencé à s’accumuler sur la commode de l’entrée.

Des papiers à carreaux, des cartes postales, des pages arrachées de cahiers à spirale.

Des écritures hésitantes, d’autres, très sûres.

“Merci pour les courses pendant le confinement, signée : Mme Ribeiro.”

“Merci pour le vélo réparé en cachette, signé : Mathieu (21 ans maintenant, mais toujours le petit du 32).”

“Merci pour avoir sonné chez moi ce soir-là, quand j’avais décidé que plus rien ne valait la peine, signé : personne, parce que je n’arrive toujours pas à signer.”

Je lisais, la gorge serrée, pendant qu’Aldo dormait de plus en plus profondément à mes pieds, ses pattes remuant parfois comme s’il poursuivait encore des ombres de tournées.

Un matin de février, quelqu’un a frappé à la porte.

C’était Léo, les mains dans les poches, le sac à dos déformé par des livres.

— Ma mère dit que… que si vous avez besoin d’aide pour les mardis, je peux venir, a-t-il dit sans me regarder. Je connais bien le quartier. Et puis un jour… Aldo sera fatigué.

Le mot “sera” m’a planté une aiguille dans le cœur.

Je me suis écarté.

— Entre, Léo. Viens voir le cahier bleu.

Nous nous sommes assis côte à côte au bureau de mon père, devant la couverture usée.

— C’est ça, le trésor de Gérard, ai-je murmuré. Pas l’argent. Les noms.

Le garçon a passé ses doigts sur les lignes, comme on suit une carte au trésor.

— On pourrait… en ajouter, non ? a-t-il proposé. Des nouveaux gens. Des nouveaux “mardis”.

Je l’ai regardé, surpris par la simplicité de sa phrase.

Ajouter.

Ne pas seulement répéter le passé, mais le prolonger.

Ce soir-là, j’ai ouvert l’ordinateur pour travailler sur un dossier en retard… et je l’ai refermé une heure plus tard, incapable de me concentrer.

À la place, j’ai pris un stylo.

Sur la dernière page libre du cahier bleu, j’ai écrit :

“Marc & Léo – à partir d’aujourd’hui”

Puis, en dessous :

“Mardi prochain – passer voir la nouvelle famille au 14 (lumière restée allumée toute la nuit)”

“Proposer aide devoirs à Léo chez lui (si sa mère veut bien)”

“Bibliothèque – soirée lecture ouverte à tous (pas seulement pour les fantômes)”

Aldo dormait, la tête posée sur la bourse vide.

Je l’ai caressé doucement.

— Tu vois, mon vieux, ai-je chuchoté. On va essayer de faire ce que tu as fait pour nous tous. Mais à notre façon. Avec des mots. Et peut-être un peu moins de silence.

Sa queue a bougé, très légèrement, comme un battement d’approbation fatigué.

Je ne sais pas combien de temps il nous reste ensemble.

Je sais seulement une chose : chaque mardi que nous aurons sera rempli jusqu’au bord.

Pas de grands gestes.

Pas de discours.

Juste des portes qu’on ouvre.

Des noms qu’on écrit pour ne pas les oublier.

Et, parfois, un vieux Golden Retriever qui, même allongé, continue de relier des cœurs fatigués.

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