Je croyais que l’histoire du 3B se terminerait avec une carte de remerciement et un chat sauvé. En réalité, ce n’était que le début – parce qu’après ce jour-là, je ne pouvais plus me contenter de glisser du courrier et de redescendre les escaliers comme si de rien n’était.
Quelques semaines ont passé.
L’hiver a continué à ronger les trottoirs, la neige grise se collait aux chaussures, les boîtes aux lettres se remplissaient de soldes, de relances, de « Joyeuses fêtes » imprimés à la chaîne.
Devant le 3B, la routine a changé.
Il n’y avait plus de petite patte sous la porte, mais une note écrite à la main, scotchée à hauteur des yeux :
« Merci de déposer le courrier chez le concierge – hospitalisation en cours. »
Je me surprenais à la relire tous les matins, alors que je connaissais déjà chaque mot.
Ce n’était pas une simple note.
C’était la preuve qu’elle existait encore.
Un matin, le concierge m’a arrêté dans le hall.
« Elle va rentrer cette semaine », m’a-t-il dit en remuant ses clés.
« Elle a insisté pour revenir dans son appartement. Elle parle souvent de vous. Du facteur et du chat. »
J’ai haussé les épaules, mal à l’aise.
Je ne suis pas habitué à être un personnage dans la vie des autres.
Je suis plutôt le figurant qui passe en arrière-plan, une sacoche en bandoulière, qu’on oublie aussitôt.
Le jour de son retour, j’ai senti une tension étrange dans l’immeuble.
Les escaliers sentaient le produit désinfectant.
Une rampe supplémentaire avait été installée le long du mur, avec des vis qui brillaient encore.
Devant le 3B, la porte était entrouverte.
Le concierge parlait avec quelqu’un à l’intérieur.
J’ai hésité à monter ou à redescendre.
Et puis, j’ai vu le chat.
Il était assis juste devant l’entrebâillement, comme un soldat en faction.
Quand il m’a aperçu, il a avancé, hésité une seconde, puis a glissé sa patte sous le rebord de la porte – cette fois du côté intérieur.
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.
Je me suis accroupi, comme d’habitude, et j’ai tendu la main.
C’est à ce moment-là qu’une voix s’est élevée, faible mais claire :
« Alors, c’est vous, mon héros du courrier ? »
Je n’étais pas préparé.
Je me suis relevé trop vite, mon dos a craqué, mon cœur aussi un peu.
Elle était là, assise dans un fauteuil roulant simple, une couverture pliée sur les genoux.
Le visage creusé, les joues pâles, mais les yeux…
Des yeux bleu clair, vifs, presque malicieux, qui semblaient s’excuser de déranger.
« Bonjour, madame », ai-je réussi à dire.
Je me suis senti soudain maladroit, avec mon bonnet humide, mes chaussures tachées de sel.
Elle m’a tendu la main.
« Entrez un instant, si vous avez deux minutes. Je ne veux pas voler votre temps… Enfin, pas plus que ce que mon chat vous vole tous les matins. »
Je n’entre jamais chez les gens pendant ma tournée.
C’est une sorte de règle informelle.
Mais ce jour-là, j’ai franchi le seuil.
L’appartement était petit, mais rangé avec une précision presque militaire.
Des napperons, des photos anciennes jaunies dans des cadres trop grands, une horloge qui retardait un peu.
Sur la table, une boîte de médicaments à moitié ouverte.
« Je m’appelle Jeanne », a-t-elle dit.
« Vous, je vous connais de dos depuis des années, mais je voulais enfin voir votre visage. »
Je ne savais pas quoi répondre.
Je me sentais étrangement nu, comme si on venait de m’enlever mon uniformité de facteur pour me forcer à être simplement un homme.
Elle a posé sa main sur la tête du chat.
« Lui, c’est Pesto. Ne me demandez pas pourquoi. C’est mon petit-fils qui a choisi. Il dit qu’un chat qui porte le nom d’une sauce ne peut pas être méchant. »
Je me suis surpris à rire.
Un vrai rire, pas celui qui rebondit triste dans les escaliers.
Nous avons parlé cinq minutes.
Peut-être dix.
Elle m’a raconté, avec cette voix qui hésite entre la fragilité et la fierté, sa chute dans la salle de bain, la douleur subite, le noir, le réveil dans le bruit des machines à l’hôpital.
« On m’a dit que si vous n’aviez pas insisté, personne ne m’aurait trouvée à temps », a-t-elle murmuré.
« Vous avez été le seul à vous rendre compte que quelque chose n’allait pas. Même pas la famille. »
Elle a marqué une pause.
« Vous savez, mes enfants travaillent. Ils habitent loin. Ils m’appellent, parfois. Mais vous… vous passez tous les jours. Et lui… »
Elle a caressé Pesto, qui ronronnait bruyamment.
« Lui, il a tiré la sonnette d’alarme à sa manière. »
Je ne suis pas du genre à accepter le mot « héros ».
Je l’ai repoussé comme on repousse un colis qu’on sait ne pas être pour soi.
« J’ai juste fait ce qui me semblait normal », ai-je répondu.
« Je connais vos factures mieux que votre visage. C’est quand même la moindre des choses de remarquer quand quelque chose change. »
Elle a souri.
« Vous seriez surpris de voir à quel point les gens ne remarquent pas. »
Une sonnerie a retenti depuis la cuisine.
La pendule annonçait une heure entière.
Je me suis excusé, prétextant la tournée.
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