Avant que je ne sorte, elle m’a arrêté une dernière fois :
« Promettez-moi une chose. Si un jour Pesto ne vient plus, vous monterez encore frapper. Même si je ne réponds pas tout de suite. »
« Je vous le promets », ai-je dit.
Et, à ma grande surprise, cette promesse m’a semblé plus lourde que tous les sacs de courrier que j’avais portés dans ma vie.
Les jours ont repris leur rythme.
La patte de Pesto est redevenue un rendez-vous.
Parfois, une voix fatiguée lançait de l’intérieur :
« Vous avez l’air crevé aujourd’hui, monsieur le facteur. Asseyez-vous donc cinq minutes après votre tournée, je vous ferai un café. »
Je refusais souvent, par réflexe.
Puis, une fois, j’ai accepté.
Puis deux.
Puis c’est devenu un de ces petits rituels qui n’apparaissent sur aucun planning, mais qui tiennent une journée debout.
Un matin, elle m’a tendu une petite boîte en métal.
À l’intérieur, quelques biscuits un peu trop cuits.
« Pour vous », a-t-elle dit.
« Vous savez, on parle beaucoup des infirmières, des médecins, des pompiers… Et c’est bien. Mais ceux qui montent les escaliers tous les jours avec un sac de courrier, on les oublie. Moi, je ne vous oublie pas. »
Je n’ai pas su quoi faire d’autre que de dire merci.
Merci pour les biscuits, merci pour les mots, merci pour le regard qui me voyait vraiment.
Un soir, dans le train du retour, je me suis surpris à penser à l’avenir.
Je vais bientôt avoir l’âge de la retraite.
Je me suis demandé : qui remarquera, le jour où mon trajet s’interrompra ?
Qui verra qu’une tournée n’est plus faite, qu’un facteur ne passe plus, qu’une patte ne rencontre plus de paume ?
Cette pensée m’a serré la gorge.
Puis je me suis souvenu de Jeanne, du 3B, de Pesto qui guettait derrière la porte.
Peut-être que c’est ça, la seule chose que nous pouvons faire les uns pour les autres :
nous souvenir des petites habitudes, des bruits minuscules, des silences inhabituels.
Refuser de considérer les gens comme de simples noms sur une boîte en métal.
Aujourd’hui, quand je parle de « ma » tournée, je pense à eux.
À Jeanne, à Pesto, mais aussi à la dame du quatrième qui arrose trop ses plantes, au monsieur du rez-de-chaussée qui met toujours son nom de travers sur la boîte, à l’adolescent du deuxième qui reçoit des colis remplis de rêves en pièces détachées.
Je ne sauverai pas une vie tous les jours.
Je le sais.
Mais je peux au moins continuer à faire ce que j’ai fait une fois : m’arrêter devant un silence, écouter ce qu’il veut dire, et oser déranger.
Parce qu’au fond, ce n’est pas seulement un chat et une vieille dame que j’ai aidés ce jour-là.
C’est un morceau de moi-même que j’ai rattrapé, un morceau qui croyait encore que les petits gestes comptent.
Et chaque matin, quand la petite patte frappe le parquet du 3B, je pose la main au sol, je souris et je murmure :
« On est encore là, tous les deux. On continue, d’accord ? »






