Comment une simple tasse de farine a sauvé une mère et ses filles d’un enfer silencieux

Mon cœur se serra. À huit ans, elle préparait déjà le protocole de gestion de crise.

— Si elle pleure de tristesse, on fera des cookies. Si elle pleure de joie, on ouvrira le cidre doux. Mais je te parie un sac de farine contre un bonbon à la menthe qu’elle ne pleurera pas.

Vers 16 heures, la porte de la boutique s’ouvrit. La clochette tinta joyeusement, un son qui contrastait avec l’atmosphère lourde.

Delphine entra. Elle portait son tailleur bleu marine, celui que je lui avais offert pour l’occasion. Elle avait les joues rouges à cause du froid. Elle resta plantée là, au milieu de la boutique, regardant ses filles couvertes de farine.

Capucine lâcha son rouleau à pâtisserie. Le silence était total, on n’entendait que le ronronnement du four.

Puis, Delphine sourit. Pas le petit sourire timide de ses débuts. Un vrai sourire, large, libéré, bien que trempé de larmes.

— C’est fini ? demanda Capucine.

— C’est fini, répondit Delphine en s’agenouillant pour ouvrir grand ses bras. Le juge a vu les preuves. Il a lu les rapports psychologiques. Visites supervisées seulement, deux fois par mois, dans un centre médiatisé. Il n’a pas le droit de venir ici. Il n’a pas le droit de nous approcher.

Les filles se jetèrent sur elle, créant un monticule de câlins, de rires et de farine. Lison hurlait de joie sans trop comprendre pourquoi, juste parce que sa mère riait.

Je restai en retrait, m’appuyant contre le comptoir, sentant une fatigue immense et bienheureuse m’envahir. Mes vieilles jambes tremblaient un peu.

Delphine leva les yeux vers moi par-dessus la tête blonde de Lison.

— On a gagné, Solange.

— Je n’en ai jamais douté, mentis-je avec aplomb.

— Maître Valéry a été incroyable. Mais… c’est ce que vous avez écrit dans votre attestation qui a tout changé. Le juge l’a citée.

— Ah bon ? fis-je, feignant l’innocence.

J’avais passé trois nuits à rédiger cette lettre. J’y décrivais non seulement la peur, mais la renaissance. J’y parlais de la farine, des mathématiques de la pâtisserie, et de la résilience d’une mère qui reconstruit son monde un gramme de sucre à la fois.

— Il a dit : « Madame Vasseur décrit un foyer stable, aimant et structuré. Il n’y a aucune raison de perturber cet équilibre. »

Delphine se releva, époussetant ses genoux. Elle s’approcha de moi et, pour la première fois, elle me prit dans ses bras. Elle sentait le froid de l’hiver et le parfum poudré de la liberté.

— Merci, chuchota-t-elle.

— Allez, assez de sentimentalisme, grommelai-je pour cacher l’humidité de mes propres yeux. Ces galettes ne vont pas se cuire toutes seules. Et demain, c’est l’Épiphanie. Tout le quartier voudra sa couronne.

Nous nous sommes remises au travail. La cadence était soutenue, joyeuse.

Alors que je sortais une plaque dorée du four, Capucine s’approcha de moi avec une petite fève en porcelaine dans la main. C’était un petit chat blanc.

— Madame Solange, tu sais où je vais mettre la fève dans celle-ci ?

— Non, où ça ?

— Juste là, dit-elle en pointant un coin précis de la galette. Je vais faire une petite marque sur la croûte. Comme ça, je saurai où elle est.

— C’est de la triche, Capucine ! m’exclamai-je, faussement scandalisée.

— Non, c’est de la stratégie, répondit-elle avec un clin d’œil qui était la copie conforme du mien. Je veux que ce soit toi qui aies la fève. Je veux que tu sois la reine.

Je regardai cette petite fille, qui avait grandi trop vite mais qui apprenait enfin à ralentir. Je regardai sa mère qui chantonnait en battant des œufs. Je regardai ma cuisine, mon royaume de carreaux blancs et d’inox, qui n’avait jamais été aussi vivant.

J’ai pris la fève des mains de Capucine et je l’ai glissée dans la pâte.

— D’accord pour la stratégie, dis-je. Mais une reine a besoin de princesses. Alors nous partagerons la couronne.

Le lendemain, la boulangerie « Douceur de Vivre » a battu son record de ventes. Mais ma plus grande victoire n’était pas dans le tiroir-caisse.

Elle était assise à la table du fond, vers 17 heures. Trois générations de femmes, une galette dorée au centre, et pas un seul homme pour nous dire que nous n’étions pas capables, pas assez bien, ou que nous devions demander la permission pour être heureuses.

Thierry reviendrait peut-être à la charge, un jour. La vie nous réserverait d’autres tempêtes, c’est certain. J’ai 73 ans, je sais que rien n’est éternel.

Mais alors que je croquais dans ma part de galette, sentant le croquant de la pâte feuilletée sous ma dent, je savais une chose : nous avions de la farine, nous avions du courage, et nous avions une famille.

Et franchement, pour une vieille dame qui attendait la fin dans un musée vide, c’est une sacrée belle façon de continuer l’histoire.

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