Tout ce que je n’avais jamais eu le droit de faire dans ma propre vie, je l’avais construit en papier et en encre.
Julien était tombé sur un cahier, un jour.
— C’est mignon, avait-il lâché. Ton petit hobby. Mais ne te prends pas trop au sérieux, d’accord ? Tu sais très bien que sans moi, tu n’as pas de quoi vivre.
J’avais refermé le cahier et, ce jour-là, j’avais cru à moitié qu’il avait raison.
Assise sur le lit d’hôtel, je comprenais enfin à quel point il avait eu tort.
Je n’avais pas besoin de lui.
Je n’en avais plus besoin depuis longtemps.
Le lendemain, à huit heures précises, j’étais dans le hall avec ma valise et un grand sac plastique contenant mes cahiers.
Valérie m’attendait près de la sortie, téléphone à la main.
— Bien dormi ? a-t-elle demandé.
— Mieux que depuis des mois, ai-je répondu. Mais je crois que je n’ai pas encore tout à fait réalisé.
— Cela viendra. Le train aussi, d’ailleurs. Allons-y.
Le voyage jusqu’à Paris s’est déroulé dans un mélange de silence et d’explications juridiques.
Valérie m’a parlé du conseil d’administration, des associés de l’agence, des projets en cours.
— La plupart pensent que vous allez refuser, a-t-elle glissé à mi-voix. Certains espèrent même pouvoir récupérer des parts si vous déclinez l’héritage.
— Et pourquoi pensent-ils que je vais dire non ?
— Parce que vous n’avez jamais exercé. Et parce que la plupart des gens seraient terrifiés à l’idée de reprendre la tête d’une agence de cette taille sans expérience.
J’ai remonté la fermeture de mon manteau.
— Heureusement pour nous, ai-je murmuré, je ne suis plus « la plupart des gens ».
À mesure que nous approchions de Paris, mon ventre se nouait un peu plus.
Je n’y avais pas remis les pieds depuis des années. Julien n’aimait pas les grandes villes. « Trop bruyantes, trop chères », disait-il, comme si c’était un argument définitif.
Nous avons quitté la gare, traversé la ville en voiture. Les immeubles haussmanniens défilaient, les cafés débordaient sur les trottoirs, des étudiants pressés traversaient en courant devant le capot.
Puis la voiture s’est engagée dans une rue calme, bordée d’arbres.
Au milieu, un hôtel particulier se détachait, telle une mini-ambassade cachée derrière une grille noire.
— Voici la maison Moreau, a annoncé Valérie. Bienvenue chez vous.
Chez moi.
Deux mots qui m’ont donné le vertige.
La façade mêlait pierres claires, grandes portes vitrées et balcons de métal sombre. Le toit était couvert de ce qui ressemblait à des ardoises, mais Valérie m’avait parlé de panneaux solaires intégrés.
Une maison classique, mais discrètement tournée vers l’avenir. Typique d’André.
Une femme d’une soixantaine d’années nous attendait dans l’entrée, le tablier impeccablement noué.
— Mademoiselle Claire ? a-t-elle demandé, les yeux brillants.
Je l’ai détaillée, et un souvenir est remonté comme une bulle à la surface.
— Hélène ? ai-je soufflé.
Elle a hoché la tête, émue.
— Oui, ma chérie. Hélène. J’ai travaillé ici plus de trente ans. J’ai veillé sur vous quand vous êtes arrivée après… l’accident. Vous étiez si maigre, et vous ne parliez presque pas. Mais vous regardiez les plans de Monsieur André avec des yeux immenses.
Un sourire maladroit est venu se loger au coin de ma bouche.
— Je me souviens de vos tartes aux pommes, ai-je dit. Et de votre manie de me glisser un chocolat chaud quand je rentrais tard de la fac.
— Ah, ça, je n’ai pas changé, a-t-elle répondu en riant à travers ses larmes. Venez, je vais vous faire faire le tour. Monsieur André a préparé cette maison pour vous… même quand il faisait semblant de bouder.
L’intérieur m’a coupé le souffle.
Les moulures anciennes couraient le long des plafonds, mais les pièces baignaient dans une lumière douce grâce à de grandes baies vitrées donnant sur un petit jardin intérieur.
Des tableaux modernes côtoyaient de vieux meubles restaurés.
Rien n’était prétentieux. Tout respirait la patience et l’amour du détail.
— Le bureau de votre oncle est au premier étage, a expliqué Hélène. Sa chambre au deuxième. Il a fait aménager tout le troisième pour y loger ses maquettes et ses archives.
Elle s’est tournée vers l’escalier suivant, une rampe en bois clair qui montait en spirale.
— Et le quatrième… il l’a fait transformer pour vous. Il y a huit ans.
Je me suis arrêtée net.
— Huit ans ? Mais… à cette époque-là, il refusait de me parler.
Le visage d’Hélène s’est adouci.
— Il refusait de l’admettre, c’est différent. Il disait : « Un jour, elle reviendra. Je veux qu’elle ait un endroit à elle, ici. Qu’elle puisse dessiner sans qu’on vienne lui dire que c’est un hobby. »
J’ai suivi Hélène, le cœur serré, jusque sous les toits.
Quand elle a ouvert la porte, j’ai eu l’impression de pénétrer dans un rêve que j’avais oublié.
Une immense pièce, baignée de lumière, occupait tout l’étage.
Des tables à dessin prenaient place sous les fenêtres.
Un ordinateur dernier cri trônait sur un bureau, entouré d’écrans.
Des étagères pleines de livres d’architecture, de carnets, d’échantillons de matériaux couvraient les murs.
Sur un panneau de liège, accroché près de la fenêtre, j’ai reconnu un croquis.
Mon croquis.
Celui de mon projet primé, à l’école d’architecture. André me l’avait emprunté « pour le montrer à un ami » et ne me l’avait jamais rendu.
— Il a gardé ça ? ai-je murmuré.
— Il l’aimait beaucoup, a répondu Hélène. Il disait souvent : « Elle est têtue comme une mule, mais ce qu’elle a dans la tête, on ne le lui enlèvera jamais. »
Mes yeux se sont embués. Je me suis approchée du panneau, j’ai effleuré le papier jauni du bout des doigts.
Pendant toutes ces années où je croyais qu’il m’avait rayée de sa vie, il gardait mon dessin à côté de son bureau.
— Il était très fier de vous, a repris Hélène d’une voix douce. Même quand il faisait semblant du contraire. Il lisait les rares nouvelles qu’il recevait de vous. Il faisait semblant de grommeler, mais je le voyais sourire.
Valérie est apparue dans l’embrasure de la porte.
— Le conseil d’administration vous attend demain après-midi, mademoiselle Moreau. Nous avons rendez-vous à quinze heures dans les locaux de l’agence. D’ici là, reposez-vous un peu. Hélène vous montrera votre chambre.
Je me suis tournée vers elle.
— Il y a vraiment… des gens qui pensent que je vais dire non ?
— Plus que vous ne l’imaginez, a-t-elle répondu. Et certains espèrent que vous serez trop intimidée pour accepter. Ce sera à vous de leur prouver qu’ils se trompent.
Elle m’a tendu une clé.
— Votre oncle a fait livrer des vêtements à votre taille il y a quelques mois, « au cas où ». Votre dressing est prêt. Il vous connaissait mieux que vous ne pensez.
Lorsqu’elle a refermé la porte, je me suis retrouvée seule dans ce studio qui sentait le bois, le papier et un parfum discret que je reconnaissais vaguement : celui d’André, mélange de savon, d’encre et de vieux cuir.
Je me suis assise à la grande table à dessin, j’ai sorti mes propres cahiers de mon sac. Je les ai alignés sur la surface claire.
Dix-sept cahiers.
Dix ans de projets imaginaires, de plans griffonnés en cachette.
Tout à coup, ils n’étaient plus des rêves ridicules écrits dans l’ombre d’un mari méprisant.
Ils étaient la preuve que, malgré tout, je n’avais jamais vraiment abandonné.
Le lendemain matin, Hélène m’a conduit dans une chambre spacieuse avec vue sur les arbres du jardin.
Dans le dressing, des tailleurs, des chemisiers, des chaussures assorties étaient suspendus avec un soin presque cérémoniel.
— Tout a été choisi par un styliste que Monsieur André appréciait, a expliqué Hélène. Il avait donné votre taille, vos couleurs préférées, d’après les souvenirs qu’il avait de vos vêtements d’étudiante.
J’ai fait courir mes doigts sur un tailleur bleu marine, simple mais impeccable.
Je l’ai enfilé avec des gestes un peu hésitants. La veste tombait parfaitement sur mes épaules. Je me suis regardée dans le miroir.
Pendant un bref instant, j’ai vu la Claire que j’aurais pu devenir si je n’avais pas arrêté de marcher en plein milieu du chemin.
Pas la femme qui fouillait les poubelles, pas l’épouse « entretenue », mais une architecte. Une vraie.
Je n’ai pas reconnu cette femme, mais je l’ai aimée.
À quatorze heures trente, je descendais l’escalier, mon dossier serré dans la main, mes cheveux attachés proprement, mes cahiers rangés dans une grande sacoche.
Dans le salon, un homme d’une quarantaine d’années se leva à mon arrivée. Grand, les cheveux bruns parsemés de quelques fils argentés, il portait des lunettes fines et une chemise blanche légèrement froissée, comme quelqu’un qui travaillait trop pour se soucier de repasser parfaitement.
— Claire Moreau, j’imagine, dit-il avec un sourire. Je suis Julien Arnaud, associé principal de Moreau & Associés. J’ai travaillé aux côtés de votre oncle pendant douze ans.
J’ai serré sa main.
— Je connais votre nom, ai-je répondu. Vous êtes l’auteur de la médiathèque de Bordeaux, non ? Celle avec les façades végétalisées ?
Ses sourcils se sont légèrement haussés.
— Vous suivez l’actualité de l’architecture, on dirait.
— J’ai peut-être disparu des bureaux, mais pas des livres, ai-je soufflé. Votre projet intègre des jardins suspendus qui servent aussi d’isolant thermique. C’était brillant.
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