Quelque chose a changé dans son regard.
Ce n’était plus exactement de la politesse. C’était un début de respect.
— Dans ce cas, dit-il en se tournant vers Valérie, je comprends mieux pourquoi André avait autant insisté pour que nous attendions sa nièce. Le conseil va tenter de vous impressionner, vous savez.
— Ils pensent tous que je vais échouer, n’est-ce pas ? ai-je demandé.
— Disons qu’ils sont persuadés que vous serez fragile, répondit Julien avec franchise. André disait souvent que vous étiez brillante, mais abîmée par la vie. Il voulait voir… si vous aviez survécu à tout ça.
J’ai pensé aux nuits glacées dans le box de stockage, aux repas sautés, aux humiliations de Julien, à ses rires quand je parlais de mes dessins.
— J’ai survécu, ai-je dit simplement. Maintenant, je voudrais vivre.
Julien a esquissé un sourire un peu plus chaud.
— Alors, allons leur montrer de quoi vous êtes capable.
Nous sommes sortis, avons traversé la cour jusqu’à une seconde voiture.
Le trajet jusqu’aux bureaux de l’agence s’est fait dans un silence tendu.
Quand la voiture s’est arrêtée devant un immeuble moderne en verre et pierre, dans un quartier d’affaires animé, mes mains se sont mises à trembler légèrement.
Des silhouettes entraient et sortaient par les grandes portes, dossiers à la main, écouteurs aux oreilles.
— Prête ? a demandé Julien.
J’ai inspiré profondément.
Je me suis souvenu des nuits où, à quinze ans, je passais des heures à observer André tracer des lignes parfaites sur de grands calques.
Je me suis souvenu de la jeune femme que j’étais, sûre d’elle, avant que l’amour ne se transforme en cage.
Il y avait une époque où je n’aurais pas hésité une seconde à pousser cette porte.
Je ne voulais plus jamais redevenir celle qui hésitait.
— Oui, ai-je répondu. Autant que possible, en tout cas.
Julien a poussé la poignée.
Quand la porte de la salle du conseil s’est ouverte devant moi, j’ai compris une chose très simple : ce qui allait se jouer là ne concernait pas seulement un héritage.
C’était ma vie entière qui, une nouvelle fois, allait basculer.
Et cette fois, j’avais décidé que c’était moi qui tiendrais le crayon.
La salle de réunion était au dernier étage, derrière une double porte en verre dépoli.
Sur la table ovale, des bouteilles d’eau alignées comme des soldats, des dossiers épais devant chaque siège, et au fond, une grande baie vitrée donnant sur les toits de Paris.
Huit personnes étaient déjà installées quand nous sommes entrés.
Les conversations se sont arrêtées net.
Valérie a pris la parole d’une voix claire :
— Mesdames, messieurs, voici Claire Moreau, nièce d’André Moreau et héritière de la majorité des parts de l’agence. Comme vous le savez, elle est appelée à devenir directrice générale.
Un homme d’une cinquantaine d’années, costume sombre, visage fermé, s’est renversé sur sa chaise.
— Avec tout le respect que je vous dois, Maître, a-t-il lancé, Mademoiselle Moreau n’a jamais dirigé quoi que ce soit. André n’était plus tout à fait lui-même ces derniers temps. Il est possible que ses dernières décisions ne soient pas… les plus raisonnables.
Le ton poli ne trompait personne.
C’était une attaque directe.
Valérie n’a pas répondu tout de suite. Elle m’a lancé un regard rapide, comme pour me demander si je voulais prendre la parole.
J’ai posé ma sacoche sur la table, j’ai tiré une chaise, je me suis assise.
— Monsieur… ? ai-je demandé calmement.
— Lefèvre. Associé depuis vingt-trois ans.
— Eh bien, Monsieur Lefèvre, permettez-moi de vous contredire. Mon oncle savait très bien ce qu’il faisait. Il savait aussi que certains ici se verraient bien à ma place.
Un silence lourd a suivi.
J’ai ouvert ma sacoche, en ai sorti un cahier, puis un deuxième, puis un troisième.
— Je n’ai pas travaillé officiellement dans un cabinet, c’est vrai. Mais je n’ai jamais cessé de dessiner, d’imaginer, de me former.
J’ai fait glisser le premier cahier vers lui.
— Ça, c’est un projet de réhabilitation d’un ancien entrepôt en logements et ateliers partagés, pensé pour une petite ville de province. Toitures végétalisées, récupération des eaux pluviales, espaces communs lumineux.
J’ai posé un deuxième cahier devant une femme d’une quarantaine d’années, lunettes fines, regard attentif.
— Là, un centre d’accueil pour femmes victimes de violences, avec un jardin intérieur conçu comme un refuge.
Puis un troisième devant un autre membre du conseil :
— Et ici, une maison de retraite ouverte sur le quartier, avec une grande place centrale accessible à tous.
Les pages étaient remplies de plans, de coupes, de notes, de couleurs.
— Pendant dix ans, ai-je repris, on m’a répété que l’architecture n’était qu’un « passe-temps ». Que mon diplôme servait juste à décorer un mur. Alors j’ai dessiné dans l’ombre. J’ai lu, j’ai suivi des conférences en ligne, j’ai visité des bâtiments dès que j’en avais l’occasion. J’ai rempli dix-sept cahiers comme ceux-là.
J’ai relevé la tête.
— Ce que je n’ai pas, je ne vais pas le prétendre. Je n’ai pas l’expérience de gestion de vos chantiers, ni vos habitudes, ni vos relations avec les collectivités. Mais j’ai une vision, une formation solide, et je connais le travail de cette agence mieux que vous ne l’imaginez.
Je me suis tournée vers Julien.
— Et je sais m’entourer. Je compte m’appuyer sur l’équipe existante, en particulier sur ceux qui ont travaillé étroitement avec mon oncle. Je ne viens pas m’asseoir sur son nom comme sur un coussin confortable. Je viens continuer ce qu’il a commencé, avec mes idées, mais aussi avec la vôtre.
La femme aux lunettes fines a pris le cahier devant elle, l’a feuilleté longuement.
— Vos dessins sont précis, a-t-elle murmuré. On sent que ce n’est pas de l’improvisation.
Lefèvre ne semblait pas convaincu.
— Même avec des idées intéressantes, a-t-il insisté, diriger une agence, c’est aussi gérer des budgets, des équipes, des délais, des clients exigeants. Ce n’est pas un jeu.
— Je suis bien placée pour savoir que la vie n’est pas un jeu, ai-je répondu doucement. J’ai connu la chute, la misère, la honte. Je ne prends plus rien à la légère, surtout pas la responsabilité de dizaines de salariés.
J’ai laissé un silence, puis ajouté :
— Mais si certains ici préfèrent rester dans une routine confortable plutôt que d’avancer, qu’ils soient rassurés : personne ne les forcera à rester.
Valérie a ouvert son dossier.
— Le testament est très clair, a-t-elle rappelé. Si Mademoiselle Moreau accepte la direction, elle détient la majorité. Elle nomme, elle valide, elle peut aussi se séparer de ceux qui saboteraient son travail. Cependant, elle souhaite, et me l’a déjà indiqué, conserver le maximum de compétences en interne.
Je me suis penchée en avant.
— Je ne connais pas encore vos histoires, vos réussites, vos difficultés. Mais j’ai toujours admiré cette agence parce qu’elle liait esthétique, technique et utilité sociale. Si vous êtes là, c’est que vous avez participé à ça. Je vous propose quelque chose de simple : donnez-moi une chance. Un an. C’est ce que le testament exige de toute façon. Si au bout d’un an vous considérez que j’ai été un désastre, je serai la première à le reconnaître. Mais d’ici là, je vous demande de travailler avec moi, pas contre moi.
Le silence s’est prolongé.
On entendait seulement, de temps en temps, un claquement de stylo, un froissement de feuille.
Julien a pris la parole à son tour.
— Pour ce que ça vaut, dit-il, j’ai vu beaucoup de jeunes architectes passer ici. Peu avaient ce mélange de culture architecturale, de sens du détail et de courage pour se présenter comme elle vient de le faire. André m’a parlé d’elle, plus d’une fois. Il était sévère, vous le savez tous. S’il a choisi Claire, ce n’est pas par caprice sentimental.
Le regard de la femme aux lunettes serpentait entre les membres du conseil.
— Je m’appelle Madame Bernard, a-t-elle dit en se tournant vers moi. Je dirige le pôle logements sociaux. Si vous prenez la direction, accepterez-vous de venir sur le terrain, visiter les chantiers, écouter les habitants, les équipes, plutôt que de tout décider depuis un bureau ?
— Si vous le souhaitez, ai-je répondu sans hésiter, je commence demain.
Elle a hoché lentement la tête.
— Dans ce cas, pour ma part, je suis prête à travailler avec vous.
D’autres membres du conseil ont opiné, certains à contrecœur, d’autres avec un intérêt nouveau.
Seul Lefèvre restait fermé, les bras croisés.
— Eh bien, a-t-il lâché, nous verrons bien. Mais je tiens à ce que tout soit consigné : si la situation se dégrade, je me réserve le droit d’en tirer les conséquences.
— Comme tout le monde, ai-je répondu. La différence, c’est que moi, je n’ai plus peur de tomber. J’ai déjà connu le fond. Maintenant, je veux voir ce qu’on peut faire d’un sommet.
Les jours suivants ont été un tourbillon.
Julien m’a emmenée partout :
dans les bureaux, dans les open-spaces, dans les archives, sur les chantiers, dans les réunions de suivi de projet.
Je serrais des mains, j’écoutais, je prenais des notes dans un petit carnet noir.
— C’est beaucoup d’informations, m’a-t-il dit un soir en sortant d’un chantier, les chaussures couvertes de poussière. N’hésitez pas à dire stop.
— J’ai passé des mois à fouiller des poubelles, ai-je répondu avec un sourire fatigué. Vous n’arriverez pas à me fatiguer avec des plans et des réunions.
Il a ri doucement.
— Vous savez, votre oncle avait un style de direction… particulier. Exigeant, parfois abrupt, mais toujours juste. Les gens le respectaient, même quand ils le craignaient un peu. Vous n’êtes pas lui. Et c’est une bonne chose. Il ne voulait pas d’une copie.
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