— Je ne pourrais de toute façon pas l’imiter, ai-je admis. Mais je peux essayer de garder ce qui faisait sa force : la confiance dans les architectes, l’exigence envers les projets, et l’idée que l’architecture doit servir les gens, pas juste flatter des ego.
Le lendemain matin, en arrivant à mon nouveau bureau – l’ancien d’André, baigné de lumière, avec son vieux bureau en bois et sa chaise en cuir patinée – je trouvai un mail de Lefèvre adressé à tous les chefs de pôle.
« À partir de maintenant, tous les choix de conception devront être validés par le conseil avant d’être présentés aux clients. Toute prise de décision technique importante sans accord écrit sera considérée comme fautive. »
Je me suis tournée vers Julien, qui venait de passer la tête par la porte.
— C’est nouveau, ça ? ai-je demandé en lui montrant l’écran.
Il a plissé les yeux.
— Non. André détestait ce genre de micro-contrôle. Il disait toujours : « Si je recrute des architectes, c’est pour qu’ils conçoivent. Le conseil est là pour la vision d’ensemble, pas pour choisir la couleur des carreaux. »
Il a poussé un léger soupir.
— C’est une manière pour Lefèvre de vous couper les ailes.
Je suis restée quelques secondes sans rien dire, puis j’ai tapé sur le clavier. Réponse à tous.
« Mesdames, Messieurs,
Cette “nouvelle règle” n’a aucune valeur. Le fonctionnement de l’agence est défini dans les statuts : le conseil valide les grandes orientations et les projets au-delà d’un certain montant, pas chaque choix de conception.
Si nous étouffons la créativité de nos équipes sous des couches de validation, nous perdrons ce qui a fait le succès de Moreau & Associés.
Je confirme donc le fonctionnement existant :
– validation du conseil pour les projets dépassant le seuil prévu par les statuts,
– autonomie des architectes pour le reste, dans le cadre des procédures déjà en place.
Bien à vous,
Claire Moreau
Directrice générale. »
J’ai relu, puis cliqué sur « envoyer ».
Julien m’a regardée, étonné.
— Vous venez d’humilier Lefèvre devant tout le monde, a-t-il dit.
— Non, ai-je corrigé. Je viens de rappeler que je sais lire un texte de loi, et que je n’ai pas été nommée pour regarder les autres diriger à ma place.
Quelques minutes plus tard, on frappait à la porte.
Lefèvre entra, referma derrière lui, le visage fermé.
— Je ne vous autorise pas à me contredire ainsi devant l’équipe, lança-t-il.
— Ce n’était pas une question d’autorisation, ai-je répondu calmement en me levant. Vous avez tenté de changer en douce le mode de fonctionnement de l’agence. C’est mon rôle de m’y opposer.
— Je voulais protéger l’entreprise, gronda-t-il. Nous ne pouvons pas laisser des décisions importantes à des architectes juniors, sans recul…
— Ce n’est pas ce que vous faisiez dire au mail, ai-je coupé. Vous vouliez tout faire passer par vous et le conseil. Ce n’est pas la manière dont mon oncle dirigeait. Et ce n’est pas la mienne.
Il m’a fusillée du regard.
— Vous n’avez aucune expérience. Vous ne savez pas ce que c’est, la responsabilité.
Je me suis rapprochée de lui, assez pour qu’il voie que mes mains ne tremblaient pas.
— J’ai connu la responsabilité d’ouvrir un frigo vide en me demandant comment j’allais manger. La responsabilité d’un carton de cahiers tenus hors de l’eau, quand tout le reste n’a plus de valeur. Croyez-moi, je sais ce que c’est que porter quelque chose seule. Mais ici, je ne suis pas seule. Il y a Julien, il y a Madame Bernard, il y a des dizaines d’architectes et d’ingénieurs compétents. Vous pouvez choisir de faire partie de ceux qui construisent avec moi. Ou de ceux qui bloquent. Mais si vous choisissez la deuxième option, sachez une chose : je ne reculerai pas.
Il m’a observée longuement, puis a détourné les yeux.
— Très bien, a-t-il lâché d’un ton sec. Nous verrons combien de temps vous tiendrez.
Quand il est sorti, Julien a laissé échapper un long sifflement.
— Vous l’avez remis à sa place, a-t-il commenté.
— J’ai juste posé mes limites, ai-je répondu en me laissant retomber sur ma chaise. Il y a quelques mois, je n’aurais pas osé. J’aurais cherché à m’excuser.
Je me suis accordé un sourire sans joie.
— Mais on ne survit pas à un certain type de mariage pour se laisser intimider par un homme mécontent derrière une table de réunion.
Quelques jours plus tard, j’ai pris le temps d’explorer tranquillement les archives d’André, au dernier étage de la maison.
Il y avait des étagères entières de maquettes, d’anciens plans roulés, de boîtes en carton étiquetées par année.
Sur l’une d’elles, un petit mot manuscrit : « Dossiers Claire ».
Mon cœur a fait un bond.
À l’intérieur, j’ai trouvé des copies de mes dossiers de concours à l’école, des photos de moi devant mes maquettes, des articles de journaux évoquant mes prix étudiants, tout ce que j’avais presque oublié.
Tout en bas, un dossier plus récent, rempli d’impressions d’e-mails, de photocopies, d’extraits de décisions de justice.
Mon divorce.
André avait tout suivi à distance.
Une boule s’est formée dans ma gorge.
Au milieu du dossier, une enveloppe à mon nom, écrite à la main.
« Claire,
Si tu lis ces lignes, c’est que tu es revenue ici et que, d’une manière ou d’une autre, j’ai réussi à faire en sorte que nos chemins se recroisent.
Je n’ai pas toujours été juste avec toi. J’ai été trop orgueilleux pour t’appeler, pour te dire que je voyais bien que tu n’allais pas bien. Je me suis caché derrière l’excuse de ton choix “idiot”, comme je le disais à Hélène, mais la vérité, c’est que j’avais peur. Peur de te voir souffrir, peur de ne pas savoir t’aider sans t’étouffer.
J’ai donc fait ce que je sais faire de mieux : préparer des lieux, des conditions, des outils.
Le studio au quatrième étage, c’est mon pari sur toi. Mes collègues disent que je suis fou : “Elle ne reviendra jamais”. Je n’ai pas pu le croire.
Si tu es là, aujourd’hui, sache une chose : tu n’as jamais perdu ton talent. Tu t’es peut-être perdue un temps dans la vie d’un autre. Mais ce que tu portes en toi ne disparaît pas.
Dans le meuble métallique, en bas à droite, il y a une série de carnets. Ce sont mes brouillons, mes échecs, mes projets abandonnés. Tout ce que le public ne voit jamais. Serre-les fort, et montre-les un jour à des jeunes qui se croient nuls parce qu’ils manquent leur premier essai.
Tu n’as pas été faite pour être une ombre dans le salon de quelqu’un. Tu es faite pour dessiner des lignes que d’autres habiteront.
Si tu acceptes de reprendre l’agence, tu seras mise à l’épreuve. Tu feras des erreurs. Tu auras envie de tout plaquer. Ne le fais pas. Tu es plus solide que tu ne le crois. Et sache, même si je ne suis plus là pour te le dire en face : je suis fier de toi.
Toujours.
André. »
J’ai dû m’asseoir.
Les larmes coulaient sur mes joues sans que je tente de les retenir.
Je me suis levée lentement, ai ouvert le meuble métallique indiqué.
Un tiroir était fermé par une petite clé. Je l’ai cherchée, l’ai trouvée scotchée sous le plateau. André n’avait vraiment rien fait au hasard.
À l’intérieur, une quinzaine de carnets reliés en cuir, numérotés.
Chaque carnet contenait des esquisses, des essais ratés, des commentaires au crayon : « Trop lourd », « Ne fonctionne pas avec la lumière », « Belle idée, mauvais site », « À reprendre plus tard ».
Je me suis surprise à sourire à travers mes larmes.
Même André avait eu des ratés.
Même ses chefs-d’œuvre avaient commencé par des lignes maladroites.
Je suis restée longtemps là-haut, entourée de papiers, de traces d’une vie consacrée à construire.
Et plus je tournai les pages, plus une idée prenait forme dans mon esprit.
Le lendemain, dès le matin, j’ai intercepté Julien devant son bureau.
— Tu as une minute ? ai-je demandé.
— Pour toi, j’en ai même deux, a-t-il répondu en riant.
Je lui ai montré un carnet d’André, ouvert à une série de croquis raturés.
— Tu savais qu’il gardait tout ça ? ai-je demandé.
— Une partie, oui, a-t-il dit en tournant les pages avec respect. Il disait que c’était important de se souvenir que rien n’arrive parfaitement du premier coup.
— J’ai une idée, ai-je enchaîné. Et j’ai besoin de ton avis honnête.
Nous nous sommes installés autour de la petite table de réunion de son bureau. J’ai sorti un cahier neuf, où j’avais griffonné des schémas.
— Je voudrais lancer un programme pour jeunes architectes, ai-je expliqué. Pas un simple stage. Un vrai parcours : des jeunes de milieux différents, qui n’ont pas les bons réseaux, pas les moyens de faire des stages gratuits à Paris. On les recrute sur dossier, on les paie correctement, on les associe à de vrais projets, pas juste à faire des photocopies.
Julien a feuilleté mes notes.
— Un genre de « résidence » d’architecture ? a-t-il demandé.
— Oui. Avec accès aux carnets d’André. Qu’ils voient ses hésitations, ses corrections. Qu’ils comprennent qu’un grand nom, ce n’est pas un miracle, c’est du travail, des essais, des erreurs.
Je me suis penchée.
— Tu sais comme moi que notre milieu est très fermé. Toujours les mêmes écoles, les mêmes familles. Si mon oncle m’a légué tout ça, c’est aussi pour en faire quelque chose qui dépasse ma petite personne, non ?
Julien s’est adossé à sa chaise, pensif.
— Financièrement, ce serait un investissement, a-t-il dit. Mais l’agence est solide. Et sur le plan de l’image, c’est cohérent avec l’esprit d’André. Il râlait souvent contre le manque de diversité dans les concours.
Il a relevé les yeux vers moi.
— Tu as déjà un nom pour ce programme ?
— Je pensais à « Atelier Moreau », ai-je proposé. Simple. Un lieu de travail, pas un trophée.
Il a souri.
— C’est une bonne idée. Tu sais qu’une fois lancé, tu ne pourras plus reculer ? Il faudra du temps, de l’énergie, accepter des critiques.
— On m’a déjà reproché d’exister, ai-je répondu. Je survivrai à quelques critiques de plus.
Nous avons passé la matinée à affiner le projet.
Nombre de participants, durée, accompagnement, budget.
En sortant de la réunion avec le conseil, une semaine plus tard, l’« Atelier Moreau » était officiellement lancé.
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