Lefèvre avait encore tiqué, parlant de « dépenses inutiles » et de « risques », mais Madame Bernard avait soutenu l’idée, et plusieurs chefs de pôle aussi.
Nous avions trouvé un compromis : commencer modestement, avec une petite promotion de six jeunes, sur un an, puis évaluer.
Une annonce a été rédigée et diffusée :
« Appel à jeunes architectes issus de tous horizons, pour un programme d’un an mêlant pratique en agence et mentorat. Rémunération assurée, logement possible pour ceux venant de loin. »
Je ne savais pas si quelqu’un répondrait.
Je me trompais.
Les candidatures ont afflué.
Des mails venus de petites villes, de quartiers populaires, de campus où personne ne rêvait d’intégrer une grande agence parisienne.
Une soirée, assise dans le salon de la maison, entourée de dossiers imprimés, je me suis arrêtée sur une candidature.
Une jeune femme de vingt-trois ans, originaire d’une ville industrielle en difficulté.
Elle expliquait qu’elle avait grandi dans une barre d’immeuble promise à la démolition, qu’elle avait vu des voisins partir peu à peu, et que son projet de fin d’études portait sur la création de lieux d’accueil pour personnes sans domicile, incluant des jardins partagés.
Ses croquis débordaient de vie.
En bas de la lettre, une phrase m’a frappée :
« Je suis la première de ma famille à faire des études supérieures. On me répète souvent que je vise trop haut. Alors je tente quand même. »
Je me suis revue, vingt ans plus tôt, serrant mon dossier devant André, tremblante et têtue.
J’ai entouré son nom.
Sofia Garcia.
Quand les six jeunes sont arrivés, en septembre, j’avais peur de ne pas être à la hauteur de leurs attentes.
Je les ai rassemblés dans une salle lumineuse, au dernier étage de l’agence, où nous avions installé de grandes tables de travail.
— Bonjour à tous, ai-je commencé, la voix un peu tremblante au début. Je m’appelle Claire, et je ne vais pas vous mentir : ceci est une première pour nous comme pour vous.
Ils ont souri, mal à l’aise, serrant leurs carnets contre eux.
— Vous n’êtes pas ici par pitié, ni par hasard, ai-je poursuivi. Vous êtes ici parce que vos dossiers ont bouleversé ceux qui les ont lus. Parce que vos projets posent de bonnes questions.
J’ai posé la main sur la pile de carnets d’André.
— Pendant un an, vous allez travailler sur de vrais projets, avec de vraies contraintes. Vous ferez des erreurs, vous serez parfois perdus, frustrés. Vous serez aussi écoutés. C’est ma promesse.
Je me suis arrêtée sur chaque visage.
— Je ne vous garantis pas des miracles, mais je vous garantis ceci : ici, personne ne vous dira que l’architecture est un “hobby”. Vous êtes des architectes en devenir. Et nous allons faire en sorte que le monde le voie.
Après la présentation, Sofia est venue me voir, les mains un peu tremblantes.
— Madame Moreau, merci… Je ne pensais pas… enfin… Je n’ai pas les codes, je n’ai pas…
— Appelez-moi Claire, ai-je coupé avec un sourire. Les codes, ça s’apprend. Ce qui ne s’apprend pas, c’est d’avoir quelque chose à dire. Et ça, vous l’avez déjà.
Elle a rougi, ses yeux se sont remplis de larmes qu’elle a retenues de justesse.
Les mois qui ont suivi ont été intenses.
Entre la direction de l’agence, les réunions, les arbitrages, et le suivi de l’Atelier, j’avais l’impression de vivre trois vies à la fois.
Certains soirs, je rentrais à la maison tellement épuisée que je mangeais une soupe et m’endormais toute habillée sur le canapé.
Mais, pour la première fois depuis des années, cette fatigue avait un sens.
Elle était pleine, dense, presque joyeuse.
Un jour de novembre, un projet inattendu est arrivé sur mon bureau.
Une association d’aide aux personnes sans domicile fixe, soutenue par une petite mairie de banlieue, cherchait une équipe pour transformer un ancien hangar en centre d’accueil avec douches, salles de repos, ateliers, jardin potager.
Les budgets étaient modestes, mais l’urgence était réelle.
J’ai immédiatement pensé à Sofia.
— Tu veux venir avec moi à la réunion ? ai-je proposé.
Ses yeux se sont éclairés.
— Moi ? Mais je ne suis qu’une…
— Que rien du tout, ai-je coupé. Tu es architecte. Et tu as travaillé exactement sur ce type de projet. C’est toi qui présenteras une première idée.
La réunion avec l’association a eu lieu dans une petite salle municipale, tables en plastique et néons un peu tristes.
Le président de l’association, une femme en pull de laine et lunettes fatiguées, nous a expliqué :
— On veut un lieu digne. Pas juste des lits alignés. Un endroit où les gens se sentent un peu chez eux, même pour quelques heures.
Sofia a déplié ses esquisses.
Sa voix tremblait au début, puis s’est affermie.
Elle montrait comment le hangar pouvait être ouvert sur un jardin, comment des cloisons légères pouvaient créer des espaces plus intimes, comment la lumière naturelle pouvait entrer sans exposer ceux qui avaient besoin de se cacher un peu.
À la fin, la présidente avait les larmes aux yeux.
— On a déjà vu des architectes, a-t-elle dit. Ils nous parlaient surtout de normes, de contraintes, de ce qu’on ne pouvait pas faire. Vous, vous nous parlez de ce qu’on peut offrir. Ça change tout.
Sur le chemin du retour, Sofia marchait à côté de moi, silencieuse.
— Tu as été très claire, ai-je commenté.
— J’avais peur, a-t-elle avoué. Mais quand j’ai vu leurs visages, je me suis dit que je n’avais pas le droit de me défiler.
— Ce projet, ai-je ajouté, je veux que ce soit toi qui le portes. Officiellement. Tu seras encadrée, bien sûr. Mais ce sera ton nom, et celui de l’agence, sur la porte.
Elle s’est arrêtée sur le trottoir, bouche ouverte.
— Mon nom ? Mais je suis…
— Tu es prête, ai-je insisté. Et je n’oublie pas que quelqu’un, un jour, a cru en moi avant que j’aie la moindre ligne sur mon CV. À mon tour de faire la même chose.
Je n’ai jamais oublié son sourire à ce moment-là. Un mélange de joie, de peur et de fierté pure.
Le projet a été accepté.
Une revue spécialisée a même demandé un entretien sur notre démarche, sur ce choix de confier une telle responsabilité à une jeune architecte.
Je me suis retrouvée un soir dans mon bureau, à relire l’article avant publication.
On y parlait de l’Atelier, de l’héritage d’André, de ma nomination inattendue.
Vers la fin, il y avait une phrase :
« Certains diraient que Claire Moreau a eu de la chance. Mais quand on lit son parcours, on comprend vite que la chance, elle est allée la chercher au fond d’une benne à ordure. »
Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer.
C’est à ce moment précis que mon téléphone a vibré.
Un numéro que je connaissais par cœur, sans l’avoir vu s’afficher depuis des mois.
Julien.
Pas l’associé.
L’autre.
Mon ex-mari.
Mon pouls s’est accéléré, mes doigts se sont crispés sur l’appareil.
J’ai laissé sonner, une fois, deux fois, trois fois.
La quatrième, j’ai décroché.
— Allô ?
Il y a eu un petit silence, puis sa voix, presque amusée :
— Eh bien, on peut dire que tu te débrouilles mieux que je ne l’imaginais.
J’ai fermé les yeux un instant.
La Claire d’avant aurait tremblé, se serait excusée de quelque chose sans savoir quoi.
La Claire d’aujourd’hui, debout dans le bureau d’André, entourée de plans, de projets, de gens qui comptaient sur elle, n’était plus la même.
Je l’ai compris à la manière dont ma voix est sortie, posée, sans trembler :
— Qu’est-ce que tu veux, Julien ?
De l’autre côté de la ligne, il a eu un petit rire.
— On ne peut plus prendre de nouvelles, maintenant ? J’ai lu un article sur toi, tu sais. L’héritière, la directrice, l’architecte engagée, tout ça… On dirait un conte de fées. Je me suis dit qu’on pouvait peut-être…
Il a laissé la phrase en suspens, comme il l’avait fait tant de fois, pour m’obliger à combler les blancs, à lui prouver que je tenais encore à lui.
Cette fois, je n’avais aucun blanc à combler.
Je regardais, à travers la fenêtre, la ville que je commençais lentement à m’approprier.
Les lumières, les chantiers, les gens qui rentraient chez eux.
— Non, l’ai-je coupé. On ne peut pas.
— Claire, tu exagères. On a passé dix ans ensemble. Tu n’es pas obligée de…
— Dix ans pendant lesquels tu t’es appliqué à me convaincre que je ne valais rien, ai-je poursuivi, sans élever la voix. Dix ans à me répéter que personne ne voudrait de moi. Trois mois à me laisser me débrouiller seule après le divorce.
Je me suis entendue respirer calmement.
— Et aujourd’hui, parce que quelques journaux ont écrit mon nom, tu te souviens soudain que j’existe ?
Il a protesté, a tenté une blague, a parlé de « malentendus », de « seconde chance ».
Je n’ai pas répondu tout de suite.
Je savais que ma prochaine phrase serait une frontière.
— Julien, ai-je finalement dit, tu n’as plus de place dans ma vie. Ni comme mari, ni comme ami, ni comme voix dans ma tête. Tu as eu des années pour me respecter. Tu as choisi de ne pas le faire. C’est ton droit. Le mien, aujourd’hui, c’est de te fermer la porte.
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