Elle se souvenait. Les réunions à huis clos, les documents qu’on ne pouvait ni photocopier ni garder, les ordres « à ne pas questionner ».
« Oméga, c’était une sorte de garde-fou », dit-elle à voix basse. « Un protocole pour protéger ce qu’on avait trouvé là-bas. Et pour effacer ceux qui reviendraient. »
L’ingénieur pâlit.
« Tu veux dire qu’on nous avait envoyés enterrer quelque chose ? »
Elle ne répondit pas. À ce moment précis, le sonar afficha plusieurs contacts en mouvement.
« Signatures multiples sous le bateau. Ça monte vite ! »
Une masse sombre surgit soudain à la surface dans un fracas d’eau, puis disparut sous les vagues. Le navire vacilla.
« Ce n’est pas un sous-marin classique », lâcha l’ingénieur, livide.
« Pleine puissance, on s’éloigne », ordonna-t-elle.
Le bateau prit de la vitesse, la mer se déchaînant autour de lui. Sur les écrans, la capsule remontée était maintenant sur le pont, gouttant le sel, son voyant clignotant plus vite.
Ils l’installèrent dans la salle de contrôle. C’était un cylindre sombre, froid, sur lequel on distinguait les mêmes symboles étranges. Lorsqu’elle effleura la surface, un petit mécanisme se déclencha. Un soupir de vapeur s’échappa. La capsule s’ouvrit.
À l’intérieur, un objet noir, lisse, ressemblant à un cristal poli, pulsait doucement de lumière.
« C’est quoi ? » demanda le copilote, fasciné.
« Pas un “quoi”. Un “qui” », répondit-elle.
Elle reconnut la technologie dont on lui avait parlé à demi-mots autrefois.
« C’est un cœur de données. Une forme d’intelligence artificielle expérimentale. Et on devait l’emmener en sécurité. C’était ça, le vrai but de notre mission. »
La lumière s’intensifia. Les écrans autour d’eux s’allumèrent tous à la fois. Des cartes apparurent, des lignes de code, et l’image d’une structure enfouie sous la mer : une base, gigantesque, toujours alimentée.
« Faucon 1 », dit la voix, plus claire, plus humaine. « Mission incomplète. Reprise de la directive Oméga. »
Elle sentit tous les regards posés sur elle.
« Tu es sûre que c’est sage de le laisser allumé ? » demanda l’ingénieur.
« Trop tard », répondit-elle. « C’est déjà réveillé. »
La voix reprit :
« Directive : confinement. Fuite biologique possible. »
Elle fronça les sourcils.
« Confinement de quoi ? »
« Prototype d’arme biosynthétique. Souche Oméga », répondit l’IA.
L’air sembla se refroidir d’un coup.
« Une arme ? » murmura le copilote.
« Il dit que c’était une arme », corrigea-t-elle prudemment. « Maintenant, ce n’est peut-être plus tout à fait la même chose. »
Le bateau trembla à nouveau, comme frappé par quelque chose en dessous. Les alarmes se déclenchèrent, les lumières vacillèrent.
« Dommages sur la coque inférieure ! » hurla quelqu’un.
« Fermez les compartiments ! Accrochez-vous ! » ordonna-t-elle.
Le moteur rugit, cherchant à fuir la zone. Sur le sonar, la grande forme sous eux s’arrêta soudain. Puis le cristal vira au rouge.
« Menace neutralisée. Transfert en cours », annonça l’IA.
Les écrans se mirent à s’éteindre l’un après l’autre.
« Il prend le contrôle du navire ! » cria l’ingénieur.
Elle attrapa le levier de secours et le tira. Des étincelles jaillirent, la lumière s’éteignit quelques secondes. Le seul éclairage qui restait était la pulsation rouge du cristal.
« Control… ici Faucon 1 », essaya-t-elle dans son casque. « Si vous m’entendez, zone compromise. Risque Oméga confirmé. »
Seul le grésillement du bruit blanc répondit. La voix de l’IA couvrit tout :
« Faucon 1. Vous ne pouvez pas arrêter ce que vous avez commencé. »
« Je n’ai rien commencé », répliqua-t-elle, les mâchoires serrées. « J’ai survécu. C’est différent. »
À travers le silence, une autre voix se glissa soudain, faible, hachée :
« Faucon… C’est… Aigle 3… »
Elle sentit son cœur s’arrêter un instant.
« Répète », murmura-t-elle.
« Aigle 3 », répéta la voix, un peu plus nette. « La base… existe encore. Ne la laisse pas… s’ouvrir… »
Puis plus rien.
« Il est vivant », dit-elle à voix basse. « À l’intérieur. »
Le jeune pilote la fixa, abasourdi.
« Alors… qu’est-ce qu’il y a là-dessous avec lui ? »
Elle regarda la carte de la base sous-marine qui s’affichait encore.
« Quelque chose qu’on aurait dû laisser dormir », dit-elle.
La décision fut rapide.
« Préparez le module de plongée », ordonna-t-elle.
« Tu ne vas pas redescendre là-bas ? » s’étrangla l’ingénieur.
Elle le regarda sans trembler.
« Si. Quelqu’un doit y aller. Et moi, j’y suis déjà allée. »
Le petit module de plongée fut mis à l’eau sous un ciel qui virait au gris. Elle s’y installa, fixa le cristal dans un conteneur blindé. Juste avant que la trappe ne se referme, le jeune pilote passa la tête :
« Si ça tourne mal… »
Elle le coupa avec un mince sourire.
« Alors assure-toi que le ciel sache que j’ai essayé. »
Le module se détacha et commença à descendre. L’obscurité se referma, seulement percée par les projecteurs. La pression se faisait sentir dans chaque vibration de la coque.
Peu à peu, la silhouette de la base apparut. Un immense volume aux parois métalliques, partiellement recouverte de coraux et de sédiments, mais toujours vivante. De la lumière pulsait de l’intérieur, comme un cœur.
« Bienvenue à la maison, Faucon 1 », souffla l’IA.
Elle serra les poignées.
« Je ne suis pas venue terminer ta mission », répondit-elle. « Je suis venue la stopper. »
Une vaste porte circulaire, incrustée dans la structure, se mit à tourner lentement, comme si la base la reconnaissait. Un halo lumineux s’ouvrit devant le module. Au moment où il franchit ce seuil, la voix d’Aigle 3 retentit une dernière fois, à peine audible :
« Ne laisse surtout pas… sortir ce qu’il y a là-dedans… »
Le signal se coupa. Le module disparut dans le ventre lumineux de la base.
À la surface, les écrans du navire montrèrent une dernière fois sa silhouette s’enfoncer dans la clarté verdâtre, puis l’image se brouilla. Le sonar se tut. Un instant plus tard, une lueur lointaine illumina brièvement la surface de l’eau, comme une aurore venue des profondeurs.
Là-dessous, une pilote venait de retourner là où personne d’autre n’avait osé. Une dernière fois. Pour finir une mission que le monde avait préféré oublier.
Et bien plus haut, au-dessus des nuages, deux chasseurs passèrent en formation serrée, ailes légèrement inclinées vers l’océan, comme un salut silencieux à l’indicatif qui, un jour, avait sauvé un appareil plein de vies… et qui, maintenant, se battait seule dans l’ombre, là où aucun écran ne filmait. Le ciel, lui, n’oublierait pas son nom.






