Je croyais que la vidéo allait faire rire deux-trois inconnus et puis disparaître, comme tout le reste sur internet. Mais le lendemain, à neuf heures du matin, mon téléphone vibrait tellement qu’on aurait dit un poisson hors de l’eau. Et sur l’écran, il y avait des messages de gens que je n’avais jamais rencontrés, qui me tutoyaient comme si on s’était déjà serré la main.
« François, vous êtes mon antidote », écrivait une femme. « J’ai perdu mon père l’an dernier », disait un autre. « Vous m’avez donné envie d’appeler ma grand-mère », ajoutait un troisième. Et au milieu de tout ça, une notification plus sèche que les autres : Richard.
Il a appelé avant même que je finisse mon café.
« Papa, tu as… tu as vu ?! Tu es partout ! »
« Je ne suis pas partout, j’ai juste chanté. »
« Tu comprends pas. On t’a filmé, on t’a mis sur… sur des pages, et là, au bureau, tout le monde m’envoie ton visage ! »
Je l’entendais respirer trop vite. Ce n’était pas de la colère, pas vraiment, c’était autre chose. De la peur, déguisée en reproches, comme souvent chez les gens qu’on aime.
« Richard », j’ai dit doucement, « je suis vivant. Tu devrais être content, non ? »
Silence. Puis sa voix s’est cassée un peu.
« Justement. J’ai peur que tu te fasses… avaler. »
À midi, la coloc avait l’air d’une ruche. Mia faisait défiler les commentaires comme si elle comptait des étoiles, Léo répondait à des messages avec des émojis que je ne comprends toujours pas, et Jules, lui, avait cette tête-là, la tête des gens pour qui une bonne nouvelle ressemble d’abord à un problème.
« François », il a dit, « y’a un journaliste qui a appelé. Il veut venir “faire un papier”. »
« Un papier ? Chez nous ? »
« Ouais. Et… y’a aussi le propriétaire. Il a envoyé un mail. Il dit qu’il veut “passer”. »
Le propriétaire, c’était un homme qu’on voyait rarement, mais qu’on sentait toujours, comme un courant d’air. Il apparaissait pour les loyers, disparaissait pour les fuites. Et là, d’un coup, il voulait “passer”. Ça n’annonçait rien de bon.
Le soir même, on a entendu les trois coups à la porte. Pas des petits coups d’étudiant pressé : des coups d’adulte qui pense avoir raison. Jules a ouvert, et j’ai vu l’homme : cinquante ans, manteau sombre, sourire de façade, regard qui calcule.
« Bonsoir », il a dit. « Je suis content de voir que… l’appartement vit. Beaucoup. »
Il a prononcé “beaucoup” comme on prononce “trop”.
Il est entré sans attendre qu’on l’invite, comme si le couloir lui appartenait. Il a regardé le canapé, les chaussures, l’évier — l’évier, toujours fidèle à sa réputation — et il a soupiré.
« J’ai eu des plaintes. Du voisinage. Du bruit. Des allées et venues. Et maintenant… une vidéo. Ça attire du monde. Moi, je veux pas de problèmes. »
Jules avait déjà les épaules qui se rentraient. Mia faisait semblant d’être détendue. Léo, lui, fixait le sol comme si une réponse était écrite dans les carreaux.
Moi, j’ai posé ma main sur le dossier de la chaise, calmement. « Monsieur, je comprends. Et je vous promets une chose : on va être irréprochables. »
Il a haussé un sourcil. « Vous ? »
« Oui. Parce que je suis vieux, et chez les vieux, la honte, ça fait plus peur que les amendes. »
Il a eu un petit rire, malgré lui. Puis il a repris son sérieux. « Je vous laisse une chance. Mais si ça recommence, je… je reconsidérerai. »
Quand il est parti, la coloc est restée figée, comme si quelqu’un avait coupé la musique d’un coup. Jules a lâché : « Voilà. On est foutus. » Mia s’est assise sur le tapis. Léo a murmuré : « C’est ma faute, j’ai invité deux potes hier… »
Je les ai regardés, ces trois jeunes qui faisaient les durs et qui, à la première menace, redevenaient des enfants qui ont peur de perdre leur toit. Et là, ça m’a pris, un truc simple, presque violent : cette maison-là, même fatiguée, même mal rangée, c’était devenu mon antidote. Je ne les laisserais pas sombrer pour une chanson.
« Bon », j’ai dit, « on va faire un truc complètement ringard : on va parler aux voisins. »
Le lendemain, à dix-sept heures, j’ai pris une boîte de biscuits, un torchon propre — c’est important, le symbole — et je suis monté au troisième, chez Madame Lavigne. C’est elle qui tape au mur dès qu’un rire dépasse un certain volume. Elle m’agaçait, mais je la connaissais déjà : elle avait le même genre de solitude que moi, juste mieux habillée.
Elle a ouvert sur un visage méfiant. « Oui ? »
« Bonsoir, je suis François, du deuxième. Je viens en paix. Et avec du sucre. »
Elle a regardé la boîte comme si c’était un piège. « C’est à cause de votre… spectacle, là ? »
Je n’ai pas nié. Je n’ai pas plaidé. J’ai fait ce que les gens font trop rarement : j’ai admis.
« On a fait du bruit. Et on va se calmer. Mais je voulais aussi vous dire : si ça vous tente, vendredi, on fait une soupe. Une vraie. Vous pouvez venir prendre un bol, même dix minutes. »
Elle a cligné des yeux. « Une soupe ? »
« Oui. Et vous aurez le droit de critiquer. Même fort. »
Elle a tenu bon, encore deux secondes. Puis ses lèvres ont tremblé, à peine. « Je… je vais voir. »
J’ai compris que ça voulait dire oui, mais qu’elle avait besoin de temps pour être d’accord.
On a fait pareil avec deux autres voisins : un couple débordé, et un étudiant d’un autre étage qui dormait le jour parce qu’il travaillait la nuit. À chaque porte, je sentais la même chose : les gens ne sont pas méchants, ils sont fatigués. Et quand on est fatigué, le bruit de l’autre ressemble à une agression.
Vendredi, on a rangé comme si un ministre allait passer. Léo a même lavé l’évier de son plein gré, ce qui, à mon âge, compte comme un miracle. J’ai fait la soupe de pommes de terre promise, avec du poivre, du laurier, et ce petit truc de grand-mère : un filet d’huile à la fin, pour que ça brille comme un dimanche.
À dix-neuf heures, ça a sonné. Jules a ouvert : Madame Lavigne. Elle tenait un petit tupperware.
« J’ai… apporté des croûtons », elle a dit, comme si elle déposait une preuve.
On l’a fait asseoir. Mia lui a servi un bol, Léo a souri timidement, Jules a essayé d’être “normal” — c’est-à-dire maladroit. Madame Lavigne a goûté. Son visage s’est crispé, puis s’est relâché.
« C’est… bon », elle a concédé.
« Voilà », j’ai dit. « On est donc officiellement en paix. »
Le plus beau, c’est que deux autres voisins sont venus aussi. Et sans qu’on s’en rende compte, notre appartement est devenu un petit refuge de couloir : des gens qui se disaient bonjour sans se connaître vraiment, et qui, ce soir-là, ont parlé de choses simples. Des examens. Du prix des courses. Du sommeil qui manque. Du deuil, même, quand Madame Lavigne a lâché, sans regarder personne : « Mon mari est mort l’an dernier. Le soir, j’entends le frigo. C’est tout. »
Je l’ai regardée. Elle a vu dans mes yeux que je comprenais. Elle a hoché la tête, une fois. Ce genre de tête qui dit : “D’accord. On est deux.”
Et pendant que la soupe faisait son travail, internet continuait le sien. Les vues montaient, les messages arrivaient, et avec eux, les demandes. Un bar voulait “me revoir sur scène”. Une association de quartier proposait “un événement intergénérationnel”. Un animateur de radio voulait “ma réaction”.
Mia, excitée, disait : « François, c’est une opportunité ! » Jules, lui, répétait : « Ça va nous retomber dessus. » Et Léo oscillait entre les deux, comme une pendule.
Moi, j’écoutais tout ça, et au fond, je n’avais qu’une envie : protéger la seule chose qui comptait. Pas ma “petite célébrité”. La coloc. Le bruit. La vie.
Le samedi, Richard est arrivé.
Sans prévenir. À onze heures. Avec cette démarche raide des hommes qui ont décidé d’être raisonnables et qui souffrent de ne pas y arriver. Il a sonné, il est entré, et il a regardé autour de lui comme s’il cherchait une preuve de danger.
Il a vu le paquet de chips, les cahiers, la bouilloire, le bocal “urgence baguette-fromage”. Il a vu Mia en jogging, Léo avec une chaussette dépareillée, Jules qui essayait de faire une cravate — oui, ce nœud-là, celui qu’il ne savait pas faire.
Richard a soufflé. « Papa… c’est… c’est ça, ta vie, maintenant ? »
Je n’ai pas répondu tout de suite. Parce que c’est une question qui mérite une vérité entière, pas une phrase brillante.
« Viens », je lui ai dit.
Je l’ai emmené jusqu’au balcon minuscule. De là, on voyait un bout de rue, des vélos, un étudiant qui courait, un autre qui riait au téléphone. Toulouse, un samedi, ce mélange de jeunesse et de fatigue.
« Tu sais pourquoi tu as paniqué l’autre nuit ? » j’ai demandé.
Il a serré la mâchoire. « Parce que tu pourrais tomber. Parce que t’es… t’es seul. »
« Non. Parce que tu as peur que je disparaisse comme ta mère. »
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