« Enlevez votre blouson ou vous ne la verrez jamais. »
La femme en tailleur me barrait l’entrée du service de réanimation néonatale. Derrière la vitre, je voyais les couveuses, les tuyaux, les écrans… et quelque part là-dedans, ma fille qui se battait pour respirer.
« Je suis le père, » ai-je réussi à dire. Ma voix tremblait. L’eau coulait encore de mon blouson de moto sur le sol brillant. « Ma petite est née il y a trois heures. On m’a dit qu’elle pourrait ne pas passer la nuit. »
« Pas habillé comme ça, vous n’entrez pas, » répondit-elle d’un ton glacé. « Nous sommes dans un hôpital pour enfants, pas dans un repaire de motards. Nous avons des standards. »
Elle voyait un “gang”. Elle ne voyait pas ce que racontaient vraiment les écussons cousus sur mon cuir.
Je m’appelle Marc Delcourt. Quarante-trois ans. Ancien infirmier militaire. Trois missions à l’étranger, en Afghanistan et au Sahel. Médailles que je n’ai jamais demandées, cicatrices que je n’ai jamais vraiment expliquées.
Depuis quelques années, je roule avec une association de motards anciens militaires : « Les Frères d’Armes sur la Route ». On porte des blousons en cuir avec nos écussons de régiment, le drapeau tricolore, le symbole de notre association. Pour nous, ce sont des souvenirs, des promesses, des frères. Pour certains, ce ne sont que des “couleurs de gang”.
Ma femme s’appelle Claire. Nous sommes mariés depuis trois ans. Avant cette grossesse, il y a eu deux fausses couches, des traitements lourds, des économies fondues chez les médecins et les spécialistes de la fertilité. Ce bébé, c’était notre dernière tentative. Notre miracle.
Elle devait accoucher dans quatorze semaines.
Le coup de fil est arrivé à deux heures du matin.
« Monsieur Delcourt ? Votre femme est au bloc opératoire. La petite arrive. Il faut venir tout de suite. »
J’étais à plus de deux heures de route de Lyon, en déplacement avec l’association. Il pleuvait à verse sur l’autoroute. Je ne sais même pas à quelle vitesse j’ai roulé. Juste le bruit du moteur, l’eau qui fouettait ma visière et cette phrase qui tournait en boucle dans ma tête : trop tôt… beaucoup trop tôt…
Quand la grossesse passe de “tout va bien” à “situation critique” en quelques minutes, les limitations de vitesse ne veulent plus dire grand-chose.
Je suis arrivé au CHU un peu après cinq heures. Casque à la main, blouson trempé, écussons brillants sous les néons.
Je n’ai pas pensé à me changer. Pas pensé à mon look. Seule compte la famille, à ce moment-là.
« Réanimation néonatale, troisième étage, » a dit l’infirmière d’accueil en regardant son écran. « Votre petite est vivante. C’est tout ce que je peux vous dire. »
Troisième étage. L’ascenseur me paraissait trop lent. J’ai pris les escaliers. Trois marches à la fois. Mes bottes résonnaient dans la cage d’escalier, mon cœur encore plus fort.
Les portes de la réa néonatale étaient fermées à clé. Digicode. Une infirmière m’a aperçu derrière la vitre. Elle a commencé à m’ouvrir.
Et puis elle est arrivée.
Je l’ai vue d’abord sur son badge : Laurence Dupuis – Administration. Tailleur impeccable, chignon tiré au cordeau, tablette serrée contre elle comme un bouclier.
« Excusez-moi, monsieur, » dit-elle en se plaçant entre moi et la porte. « Vous ne pouvez pas entrer. »
« Ma fille est là-dedans. Née il y a trois heures. »
« Pas habillé comme ça. »
J’ai baissé les yeux vers mon blouson. Cuir noir, usé par les kilomètres. Sur le dos, l’écusson de notre association de motards. Sur la poitrine, mes insignes de régiment, une petite croix de la Valeur militaire, un écusson avec le drapeau français.
« Ceci, » reprit-elle, « c’est un blouson de groupe de motards. Notre règlement interne interdit les signes pouvant être associés à des bandes violentes. »
« Des bandes violentes ? Madame, ce sont des écussons militaires. Je suis ancien infirmier de l’armée. »
« Je vois “club de motards” écrit en grand. Pour nous, c’est assimilé à un gang. Vous enlevez ce blouson, ou vous sortez de cet étage. »
Derrière la vitre, je voyais les couveuses. Des corps minuscules recouverts de fils, de capteurs, de tuyaux. L’un de ces petits corps, c’était ma fille.
« Ma fille est en train de mourir là-dedans, » ai-je soufflé.
« Elle reçoit les meilleurs soins possibles, » répondit Mme Dupuis, « mais vous ne rentrerez pas dans ce service en ayant cette apparence. Les autres parents sont déjà suffisamment stressés. Ils n’ont pas besoin de voir un motard en cuir avec des symboles sur le dos. »
Motard. Thug. Danger.
Trois missions en zone de guerre, des dizaines de soldats soignés sous le feu, des enfants sortis de maisons effondrées… Et dans ce couloir, je n’étais plus qu’un “risque d’image”.
« S’il vous plaît, » ai-je murmuré. « Laissez-moi au moins la voir une seconde. Après, j’enlèverai tout ce que vous voulez. Mais laissez-moi savoir si elle est encore en vie. »
« Vous enlevez le blouson maintenant, ou j’appelle la sécurité. »
Mon téléphone a vibré. Claire.
« Marc ? » Sa voix était faible, pâteuse. « On ne me dit rien sur le bébé. Personne ne veut me dire si elle respire. J’ai peur… Où es-tu ? »
« Je suis juste devant la réa. J’arrive tout de suite, ma chérie. »
Sauf que je n’arrivais nulle part. J’étais bloqué par une femme en tailleur qui se comportait comme si elle défendait la République.
J’ai commencé à dézipper mon blouson. Chaque écusson accrochait la lumière des néons. Chaque morceau de tissu racontait une histoire, un compagnon, un moment où la mort était passée tout près.
« Marc ? »
Je me suis retourné.
La docteure Léa Martin se tenait dans l’encadrement de la porte, blouse blanche, yeux cernés. C’était la néonatologue que nous avions rencontrée lors de la visite de la maternité, il y a quelques mois, quand tout semblait simple.
« Votre fille se bat, » dit-elle d’une voix douce mais pressée. « On l’a mise sous ventilation. Elle fait un œdème pulmonaire, sa saturation en oxygène est instable… Vous devriez être auprès d’elle. »
« Il n’entre pas habillé comme ça, » l’interrompit Mme Dupuis. « Tenue de gang. C’est contraire à notre règlement. »
La docteure Martin posa enfin son regard sur mon blouson. Mais elle regarda vraiment.
Elle lut les écussons. Reconnu les insignes.
« Madame Dupuis, ce sont des décorations militaires, » dit-elle. « Ce monsieur a servi la France. Ce n’est pas un chef de bande. »
« Il porte tout de même une veste de club de motards. Et le règlement parle de signes de groupes potentiellement violents. »
« Le règlement vise les groupes criminels, pas les associations d’anciens combattants, » répondit la docteure Martin, la mâchoire serrée.
« Un club de motards reste un club de motards. Je ne prendrai pas la responsabilité de laisser entrer quelqu’un habillé ainsi dans un service aussi sensible. »
La docteure se tourna vers moi.
« Je suis désolée… Je vais vous tenir informé dès que je peux. Nous faisons tout ce qui est possible pour votre petite. Elle s’appelle comment ? »
« Élise, » ai-je murmuré. « On l’a appelée Élise, comme ma grand-mère. Est-ce qu’elle… est-ce qu’elle a une chance ? »
« Les prochaines heures vont être déterminantes, » dit-elle doucement. « Je dois retourner auprès d’elle. »
Elle disparaît derrière la porte verrouillée. Là où ma fille lutte pour chaque respiration. Là où je devrais être.
Je me suis laissé glisser contre le mur. Assis par terre, au milieu du couloir. Mes jambes ne répondaient plus. L’adrénaline de la route retombait. La réalité me frappait en pleine poitrine : ma fille pouvait mourir sans que je l’aie touchée une seule fois.
J’ai sorti mon téléphone.
« Julien ? C’est Marc. J’ai besoin de toi au CHU de Lyon. Maintenant… Oui, réveille tout le monde. Prenez les motos. »
Mme Dupuis a levé un sourcil.
« Vous appelez votre bande ? Très bien. Je préviens la sécurité. »
« Ce ne sont pas une bande, madame. Ce sont mes frères. Des hommes qui savent ce que ça fait d’être jugés sur leur apparence avant qu’on leur demande qui ils sont. »
Elle s’est éloignée, sûrement pour “prendre ses dispositions”.
J’ai appelé la chambre de Claire.
« La petite se bat, » lui ai-je dit. « Les médecins sont avec elle. Elle est entre de bonnes mains. »
« Et toi ? Pourquoi tu n’es pas avec elle ? »
« Il y a… un problème de règlement. Je m’en occupe. »
« Marc, je t’en prie… Elle a besoin de son papa. »
« Je sais, ma chérie. Je sais. »
Les minutes se sont étirées comme des heures.
Quarante minutes plus tard, j’ai entendu le premier grondement dans le parking. Un son que je connais par cœur.
Les Frères d’Armes arrivaient.
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