Il déchire son gilet de motard pour sauver un bébé abandonné et toute sa vie bascule cette nuit-là

Je l’ai vu couper son gilet comme on arrache sa propre peau, là, sous ma fenêtre, derrière un petit café de province. Un homme immense, couvert de tatouages, a déchiré ses écussons de motard – toute une vie cousue sur le cuir – pour envelopper un nouveau-né abandonné près des poubelles.

Je m’appelle Claire. J’ai 39 ans, je travaille de nuit comme infirmière dans le service de réanimation néonatale du petit hôpital de la ville. J’habite au-dessus du « Relais des Routiers », un bar-restaurant à la sortie de la nationale, là où se retrouvent les chauffeurs, les artisans, et surtout un club de motards qu’on appelle « Les Loups du Vent ».

Le loyer est bas parce que ça fait du bruit : les moteurs, la musique, les rires un peu trop forts. Mais moi ça m’arrange, je dors le matin, et la nuit je suis de garde à l’hôpital. J’ai pris ce studio parce que je suis fauchée, pas pour la vue. Pourtant, ce soir-là, c’est bien par la fenêtre que ma vie a changé.

Il était deux heures du matin, un mardi. Un de ces soirs calmes où même les habitués sont déjà rentrés. Sur le parking, il ne restait que quelques motos. J’étais en train de me faire un thé quand j’ai entendu une voix que je connaissais bien.

Celle de Michel Dubreuil, que tout le monde appelait « Grand Mick ».

D’habitude, sa voix grave vibrait comme un moteur de camion, avec un ton tranquille qui ne s’affolait jamais. Mais cette nuit-là, il y avait autre chose : une panique nue, presque enfantine.

Je suis allée à la fenêtre. J’ai vu Mick à genoux près du local à poubelles, son énorme silhouette penchée sur quelque chose de minuscule. Pendant une seconde, j’ai cru qu’il avait trouvé un chat blessé.

Puis j’ai entendu ce son.

Un cri faible, à peine plus fort qu’un miaulement, mais clairement humain.

Un bébé.

Mon corps a réagi avant ma tête. J’ai attrapé mon petit sac médical – celui que je garde toujours prêt – j’ai enfilé mes baskets et j’ai dévalé les escaliers en pyjama sous mon manteau.

Quand je suis arrivée sur le parking, j’ai découvert la scène.

Mick avait déjà enlevé son gilet de cuir, celui qu’il portait depuis des décennies. Il avait décousu, déchiré, arraché un à un les écussons du club : les insignes de voyages, les hommages aux amis disparus, les patchs de routes traversées sous la pluie et la neige. Tout était éparpillé par terre. Avec ce qu’il restait de cuir et de tissu, il avait improvisé une sorte de cocon pour le bébé.

Le petit était blotti contre sa poitrine, enveloppé dans ce mélange de cuir et de coton, juste sous le foulard de Mick encore imprégné d’odeur de tabac froid et d’huile de moto.

« Je suis infirmière », ai-je dit en m’agenouillant à côté de lui, le souffle court.

Mick a levé la tête vers moi. Ses yeux clairs, noyés de larmes, tranchaient avec sa barbe grise et ses épaules énormes.

« Il… il était dans un sac. Un sac poubelle, Claire. À côté des containers. Qui peut faire ça ? » Sa voix tremblait.

Je n’ai pas répondu. Je me suis concentrée sur le bébé. Une fillette, minuscule. La peau marbrée par le froid, les mains trop fines, presque transparentes. Le cordon ombilical avait été noué grossièrement avec un morceau de ficelle. Elle respirait vite, trop vite. Elle était glacée.

« Elle est née il y a quelques heures, à peine, murmurai-je. Elle est en hypothermie, très petite… sûrement prématurée. Il faut l’hôpital tout de suite. »

Derrière nous, les autres motards étaient figés en cercle. Des hommes aux visages marqués, blousons râpés, mains abîmées par le travail. Ils savaient ce que représentait ce gilet coupé en morceaux. Dans leur monde, on ne détruit pas ses couleurs. C’est l’histoire d’une vie.

Mais aucun n’osait le dire.

« J’ai déjà appelé le 15 », lança Julien, le plus jeune du groupe, le téléphone collé à l’oreille. « Ils arrivent. »

Je posai ma main sur le front de la petite. Glacé. Puis sur son thorax. Le battement de son cœur était rapide, fragile. Elle avait, quoi, un kilo et demi ? Peut-être deux. Beaucoup trop peu.

« Restez autour de nous, dis-je aux hommes. Coupez le vent. »

Sans discuter, ils se rapprochèrent, formant un mur de cuir et de laine autour du bébé. Le parking soudain devint plus chaud, plus doux. L’un d’eux retira son écharpe et la posa sur mes genoux pour que je puisse couvrir un peu plus les pieds de la petite.

L’ambulance arriva en sept minutes. Ça m’a paru une heure.

Les secouristes descendirent, professionnels, rapides. L’un posa une couverture de survie, l’autre sortit un petit bonnet. Quand ils voulurent prendre le bébé, Mick resserra les bras.

« Je monte avec elle », dit-il. Ce n’était pas une demande.

« Monsieur, ce n’est pas prévu… » commença le secouriste.

« Je ne la laisse pas toute seule encore une fois », coupa Mick, calmement mais avec une détermination qui ne laissait aucun espace.

Je les connaissais, les secouristes. On travaille ensemble toutes les nuits. Ils échangèrent un regard, puis hochèrent la tête.

« Très bien. Mais vous restez assis, attaché. »

« Entendu. »

Je suivis l’ambulance dans ma petite voiture qui peinait à tenir la vitesse sur la nationale. Mon cœur battait au même rythme que la sirène.

À l’hôpital, tout alla très vite. On emmena la petite directement en néonat. Je passai en tenue, mis un masque, des gants. Le Dr Nadia Ben Saïd, la médecin du service, prit les choses en main.

« Fille, environ 32 semaines d’aménorrhée », constata-t-elle. « Hypothermie sévère, souffle faible mais présent. On la met en couveuse, perfusion, examens sanguins. »

Mick restait planté derrière la vitre, les épaules rentrées dans son t-shirt troué, sans son gilet. On aurait dit qu’on lui avait arraché une armure.

« Elle va… ? » demanda-t-il.

« On fait tout pour, répondit Nadia, honnête. Elle est fragile, mais elle se bat. »

Après une heure à courir d’un appareil à l’autre, à poser des cathéters minuscules et à remplir des dossiers, je me retrouvai enfin un moment dans le couloir. Mick m’attendait.

« On va l’appeler comment ? » demanda-t-il.

Je souris tristement. « Pour l’instant, elle est “Bébé X”. On ne sait rien d’elle. »

Il baissa la tête, réfléchit longuement.

« Alors je l’appellerai Espérance », dit-il doucement. « Parce que ce soir, elle m’a redonné quelque chose que j’avais perdu. »

Je sentis mes yeux me piquer.

Un peu plus tard, une assistante sociale de l’Aide sociale à l’enfance arriva. Elle prit des notes, posa des questions, parla de procédure, de dépôt de plainte, de recherche de la mère. Tout cela était nécessaire, je le savais, mais ça sonnait froid face à ce tout petit corps en couveuse.

« Et maintenant ? » demanda Mick.

« Maintenant, l’enfant est prise en charge par les services, répondit calmement l’assistante. Lorsqu’elle sera suffisamment stable, un placement en famille d’accueil sera étudié. »

« Non », fit simplement Mick.

Elle leva les yeux de son dossier. « Pardon ? »

« Elle ne va pas aller “quelque part”. Je vais m’occuper d’elle. »

« Monsieur Dubreuil, ce n’est pas aussi simple, dit-elle. Vous n’êtes pas de la famille. »

« Je suis le seul à avoir ouvert le sac dans lequel on l’avait laissée, répondit-il. Le seul à avoir entendu son cri. Ce soir, c’est moi sa famille. »

Sa voix n’était pas agressive. Juste évidente.

L’assistante poussa un léger soupir. Elle avait l’habitude d’entendre ce genre de phrases. Mais quelque chose, dans la manière dont il regardait la couveuse, l’obligea à choisir ses mots.

« Il existe des procédures pour devenir famille d’accueil ou pour adopter, expliqua-t-elle. C’est long, et ce n’est pas garanti. »

« Alors ce sera long, dit-il. Mais je ne décrocherai pas. »

Les mois qui suivirent furent la preuve qu’il disait vrai.

Mick venait tous les jours à l’hôpital. Tous. Même les dimanches de pluie battante, même les matins où sa hanche douloureuse le faisait boiter plus que d’habitude. Il restait des heures assis près de la couveuse, à travers la vitre, à parler à Espérance d’une voix grave.

Il lui racontait la nationale, les voyages en moto, le vent sur le visage, les cafés pris dans des stations-service désertes à cinq heures du matin. Il lui racontait sa propre fille, Camille, morte d’une leucémie vingt-cinq ans plus tôt, à trois ans.

Il ne disait pas ça pour nous attendsrir. Il le disait à la petite, comme pour s’excuser.

Peu à peu, nous avons commencé à lui apprendre des gestes. Comment passer ses mains dans les ouvertures de la couveuse sans déranger les fils. Comment tenir un bébé de 1,8 kilo sans l’écraser, comment changer une couche minuscule. Il notait tout dans un carnet, avec une concentration d’écolier.

Les Loups du Vent se mirent aussi à venir. Au début, un par un, puis par petits groupes. Ces hommes, qui passaient autrefois leurs soirées au bar en parlant de moteurs et de matchs de foot, se relayaient désormais devant une couveuse.

Ils lisaient des livres pour enfants à voix basse, trébuchant sur les phrases, rougissant parfois. L’un d’eux se mit même à fredonner des berceuses qu’il se rappelait à peine de son enfance. Un autre avait appris sur internet comment plier des petits origamis, qu’il scotchait sur la vitre de la couveuse.

Ce n’était pas très académique, mais c’était beau.

L’ASE, bien sûr, restait prudente. Lorsqu’un jour Mick déclara officiellement vouloir devenir le tuteur légal d’Espérance, l’assistante sociale, Madame Laurent, le regarda avec une franchise froide.

« Monsieur Dubreuil, vous avez 62 ans. Vous vivez seul au-dessus d’un bar routier. Vous êtes président d’un club de motards. Votre casier judiciaire comporte plusieurs mentions. Vous comprenez que cela soulève des questions ? »

« Oui, répondit-il. Je comprends. »

« Avez-vous des enfants ? »

Un silence.

« J’en avais une. Elle n’est plus là. J’ai tout raté avec elle, pas parce que je ne l’aimais pas, mais parce que j’étais trop en colère contre le monde. Ce bébé… c’est peut-être ma chance de faire mieux. »

Elle nota quelque chose, mais son regard avait changé.

« Il faudra des enquêtes, des formations, un logement adapté, poursuivit-elle. Rien n’est joué. »

« Alors dites-moi ce qu’il faut faire, dit-il simplement. Je le ferai. »

Et il l’a fait.

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