Le voyou a giflé le vieil homme si fort que son appareil auditif a volé jusqu’au bout du parking, sans se rendre compte qu’une vingtaine de motards le regardaient par la vitre du café.
J’étais en train de faire le plein à la petite station 24/24 au bord de la nationale quand j’ai entendu le bruit.
Ce claquement net de paume sur une joue, suivi du petit son sec d’un objet en plastique qui rebondit sur le goudron.
Quand je me suis retourné, j’ai vu André Martin – 81 ans, ancien pompier volontaire, décoré pour avoir sorti deux enfants d’un immeuble en flammes dans les années 70 – à genoux sur le parking, le nez en sang.
Le garçon devant lui devait avoir à peine 25 ans. Casquette à l’envers, jogging qui tombe, téléphone en mode vidéo, pendant que ses deux copains riaient derrière.
— Tu ferais mieux de rester à ta place, papi, disait le gamin en zoomant sur le visage d’André.
— Ça va faire un carton sur les réseaux. « Le vieux fait le malin, il se fait coucher. » Tu vas être une star, grand-père.
Ce que le gamin ne savait pas, c’est qu’André n’avait pas « fait le malin ».
Il avait juste demandé s’ils pouvaient déplacer leur voiture de la place handicapée pour qu’il puisse se garer avec sa bouteille d’oxygène plus près de la porte.
Ce que le gamin ne savait pas non plus, c’est que cette station était notre point de rendez-vous habituel, et qu’à l’intérieur, dans la salle du fond, vingt-huit membres de notre association de motards solidaires « Les Casques Fraternels » prenaient un café après une réunion.
Je m’appelle Marc « Tank » Lemaire, 60 ans, ancien pompier professionnel.
Aujourd’hui, je préside cette association de motards composée d’anciens pompiers, d’ambulanciers, de routiers.
On organise des convois pour des collectes de fonds, on accompagne des enfants malades en moto, ce genre de choses.
Pas des anges, mais pas des voyous non plus.
On était en train de parler sécurité de roulage quand on a entendu le raffut.
Par la fenêtre, j’ai vu André qui essayait de se relever, les mains tremblantes, cherchant son appareil auditif par terre.
— Les gars, ai-je dit calmement. On a un problème dehors.
Le truc avec André Martin, c’est qu’il vient dans cette station tous les jeudis à 14 heures.
Il achète un ticket à gratter et un café.
Il fait ça depuis quinze ans, depuis la mort de sa femme, Madeleine.
Le patron du relais, Malik, lui prépare toujours le café à l’avance : deux sucres, pas de lait.
André s’assoit au comptoir, raconte une anecdote de caserne, gratte son ticket, puis rentre à pied dans son petit appartement au bout de la rue.
Tout le quartier connaît André.
Il a été pompier volontaire puis chauffeur à la commune pendant quarante ans.
Il a changé des pneus pour des mères célibataires gratuitement, réparé des volets pour des retraités, monté des étagères pour les étudiants fauchés de l’immeuble d’à côté.
Il n’a jamais demandé un centime de plus que ce qu’on pouvait lui donner.
Et là, il était à genoux sur le goudron, pendant que trois gamins le filmaient pour se faire des vues.
Le voyou a envoyé l’appareil auditif d’un coup de pied.
— Alors, papi, t’entends mieux, là ? Je t’ai dit de te relever !
Les mains d’André étaient déchirées par la chute. À 81 ans, la peau ne rebondit plus : elle se déchire.
Le sang se mêlait aux taches d’huile sur le parking pendant qu’il essayait de s’appuyer sur ses paumes.
— S’il vous plaît, a-t-il dit d’une voix incertaine, sans son appareil pour mesurer le volume. Je voulais juste me garer…
— On s’en fout de ce que tu veux ! a ajouté un des copains en filmant aussi.
— Les vieux croient encore que tout leur appartient. Maintenant, c’est notre génération.
C’est là que j’ai fait un signe de tête.
Vingt-huit motards se sont levés en même temps.
Les chaises ont raclé le sol, un bruit sourd qui a traversé la station.
Malik, derrière le comptoir, a reculé d’un pas, l’air inquiet.
On n’a pas couru.
On n’a pas crié.
On est simplement sortis en file, deux par deux, nos bottes frappant le sol comme un tambour régulier.
Le gamin était trop occupé à cadrer sa vidéo pour nous voir arriver.
— Vas-y, papi, dis un truc pour la caméra. Excuse-toi d’avoir manqué de respect…
Il s’est arrêté au milieu de sa phrase quand mon ombre est tombée sur lui.
Il a levé les yeux.
D’abord sur mon blouson de cuir.
Puis plus haut.
Puis encore plus haut.
— Un problème, ici ? ai-je demandé d’une voix tranquille.
Le gamin a essayé de garder la posture.
— Ouais, ce vieux m’a manqué de respect. On a réglé ça, c’est tout.
— Manqué de respect ?
J’ai regardé André, toujours à genoux.
— André Martin ? Celui qui a éteint l’incendie dans la cave de la tour B, il y a dix ans, quand tout le monde fuyait ? Celui qui a gardé les enfants de la voisine quand son mari est parti, sans jamais rien demander ? Cet André-là ?
Le gamin a perdu un peu de couleur.
Ses copains avaient déjà cessé de filmer, soudain très conscients qu’ils étaient entourés par un mur de cuir et de gilets fluorescents.
— Il nous a traités de… de petits voyous, a bredouillé l’un d’eux.
— Non, a répondu André depuis le sol. Je vous ai demandé de bouger la voiture de la place handicapée. J’ai une carte, ma bouteille d’oxygène…
— Ta gueule ! a coupé le premier en levant la main pour le gifler encore.
Je lui ai attrapé le poignet en plein vol.
Pas violemment.
Juste fermement.
— Ça suffit.
— Lâchez-moi ! Ça, c’est une agression, hein ! Je filme tout !
— Parfait, a dit Jérôme, notre ancien ambulancier, à côté de moi.
— Filme bien les visages de tout le monde. Les gendarmes seront contents de voir qui a frappé un vieux monsieur handicapé.
Le gamin a arraché son bras.
— On s’arrache. J’ai pas de compte à vous rendre.
— Si, ai-je dit. Tu ne pars pas comme ça.
— Vous n’avez pas le droit de nous retenir !
— Je ne te retiens pas. Mais tu vas ramasser l’appareil auditif, présenter des excuses à André, et attendre les gendarmes.
— Jamais de la vie !
André a levé la tête, les yeux brillants, les mains tremblantes.
— Laisse-les partir, Marc. Ça va aller.
Je l’ai regardé : couvert de sang, humilié, son appareil détruit quelque part sur le parking.
Et malgré ça, il me demandait de ne pas en rajouter.
— Tu es sûr, André ?
— La violence ne répare rien, a-t-il murmuré. C’est ce que Madeleine disait toujours.
Le gamin a ricané.
— Voilà, écoute ton papi, le motard. Pas de violence, hein…
La gifle est arrivée si vite que même nous, on ne l’a pas vue venir.
Elle ne venait pas d’un motard.
Elle venait de la jeune femme qui venait de garer sa petite voiture et qui traversait le parking en courant, en tenue de soignante.
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