Marie, mon amie comptable, ne m’avait pas lâchée.
Elle m’appelait souvent.
« Tu sais, » m’a-t-elle dit un soir, « notre agence cherche quelqu’un pour gérer la communication digitale. Ce n’est pas un gros salaire, ce n’est pas glamour, mais… tu serais très bien. Et surtout, ce serait ton argent. À toi. »
J’ai accepté.
J’avais peur.
Je ne savais plus si j’étais encore capable de faire quoi que ce soit correctement.
Mais le premier jour, quand j’ai allumé un ordinateur qui n’avait jamais appartenu à Benoît, quand j’ai écrit mon nom sur un post-it et collé ce post-it sur un bureau qui n’était à personne d’autre…
J’ai senti quelque chose se recoller en moi.
La procédure pénale a duré plus d’un an.
Je n’ai pas assisté à tout.
Je savais seulement, par le capitaine Rivières, que Benoît avait passé de longs mois en détention provisoire, qu’il avait essayé de nier, puis de minimiser, puis d’accuser ses partenaires, puis de dire qu’il ne comprenait pas.
« Les juges n’ont pas été convaincus, » m’a dit un jour le capitaine au téléphone.
Finalement, la condamnation est tombée.
Plusieurs années de prison ferme.
Interdiction de gérer une société.
Saisie définitive d’une grande partie de ses biens.
Un jour, j’ai vu un court article dans la presse locale.
« Un entrepreneur lyonnais condamné pour blanchiment d’argent. »
Pas de photo de moi.
Pas mon nom.
Juste le sien.
B. M.
J’ai plié le journal, l’ai rangé dans un tiroir, puis finalement, je l’ai mis à la poubelle.
Je ne voulais pas garder ce morceau de papier comme un trophée.
Je connaissais déjà la vérité.
Quelques mois plus tard, la juge Dubois a repris le dossier de divorce.
Cette fois, la salle d’audience était presque vide.
Pas de Vanessa, ni de tailleur bleu. On m’avait dit qu’elle avait déménagé dans une autre ville et qu’elle essayait de faire oublier qu’elle avait passé des weekends entiers aux frais de comptes suspects.
Monique n’était pas là non plus.
Je ne savais pas si elle avait finalement accepté l’idée que son fils n’était pas seulement une victime de « mauvaises fréquentations ».
Benoît, lui, est apparu entre deux gardiens, menottes aux poignets, plus maigre, plus terne, comme si la prison lui avait enlevé toutes ses couleurs.
Je n’ai ressenti ni joie, ni triomphe.
Juste une distance immense.
La juge Dubois a rappelé les faits.
« La situation patrimoniale a été clarifiée par les décisions pénales, » a-t-elle expliqué. « Les biens issus des activités illégales ont été saisis par l’État. Reste une partie du patrimoine, plus modeste, provenant de revenus licites. »
Elle a détaillé les propositions :
une partie de l’argent d’épargne,
une petite maison en périphérie,
une prestation compensatoire étalée sur plusieurs années, indexée sur les revenus que Benoît percevrait à sa sortie, dans la limite de ce qui lui serait légalement laissé.
« Compte tenu du rôle de Madame Martin, de sa qualité de victime, de sa dépendance financière organisée par son mari, et de sa collaboration avec la justice, il me paraît équitable de lui attribuer la plus grande partie de ce qui reste de licite, » a conclu la juge.
Elle a martelé sa décision.
C’était terminé.
Pas de fleurs.
Pas de porte claquée.
Juste quelques coups de tampon, un échange de signatures, et huit ans de vie commune réduits à des lignes sur un jugement.
En sortant du tribunal, le capitaine Rivières m’attendait sur les marches.
« Alors ? » a-t-il demandé avec un demi-sourire.
« Alors… c’est fini, » ai-je répondu.
Il a hoché la tête.
« Vous avez été courageuse, Claire. Tout le monde ne l’aurait pas fait. »
« Je n’ai pas été courageuse, » ai-je corrigé. « J’ai eu peur. Très peur. Mais j’en avais plus marre encore d’avoir peur en me taisant. »
Il a souri d’un vrai sourire, cette fois.
« C’est souvent comme ça que ça commence. »
Aujourd’hui, quand je me réveille, je ne vois plus le plafond de la grande chambre aux rideaux épais choisis par Monique.
Je vois le plafond blanc d’une petite maison simple que j’ai choisie moi-même.
Les meubles n’ont pas d’histoire familiale compliquée.
Je les ai payés avec mon salaire, puis, plus tard, avec une partie des sommes que la justice m’a attribuées.
Je bois un café dans une tasse ébréchée que j’adore.
Je pars au travail à pied.
Je gère des campagnes pour des artisans, des associations, des petites entreprises.
Parfois, quand j’aide un commerçant à mieux présenter ses comptes ou son activité, je me surprends à être d’une rigueur presque excessive.
Je vérifie tout.
Je pose mille questions.
Et à chaque fois, quand je rentre le soir, je me dis :
« Plus jamais je ne fermerai les yeux sur ce qu’on écrit dans les colonnes « revenus » et « dépenses ». »
Un soir, en rentrant, je suis passée devant le tribunal où tout avait explosé.
J’ai revu la scène, la chaise en bois, le sourire de Benoît, la main tremblante de Monique, les larmes de Vanessa, le rire de la juge.
Il a dit : « Tu ne toucheras plus jamais à mon argent. »
La justice, elle, a répondu autre chose.
Je me suis arrêtée une seconde, devant le bâtiment.
Je n’ai pas eu envie d’entrer.
Je n’avais rien à y faire.
Ma vie, désormais, était dehors.
Loin des dossiers, des preuves, des menottes.
Je suis rentrée chez moi, j’ai posé mon sac sur la chaise de la cuisine, j’ai ouvert la fenêtre.
L’air frais est entré, avec les bruits du quartier, les voix, les rires, le bruit d’un ballon sur le trottoir.
J’ai respiré profondément.
Je n’étais plus « la femme de ».
Je n’étais plus un nom sur un compte bancaire qui ne m’appartenait pas.
J’étais Claire Martin.
Et cette fois, l’histoire, c’était moi qui la racontais.






