Le soir, je rentrais et je faisais cuire des pâtes comme si de rien n’était.
Étienne me demandait : « Ta journée ? »
Je répondais : « J’ai rangé la chambre d’amis. »
En réalité, j’avais passé l’après-midi à apprendre comment, moi, Claire, femme invisible depuis dix ans, j’allais faire tomber l’empire d’Étienne.
Le piège commençait à se refermer.
Et ce jour-là, assise sur ma chaise froide, face à lui, à sa maîtresse et à sa mère,
c’était cette histoire-là que la juge Caron venait de découvrir dans ma lettre.
La juge Caron a posé la lettre devant elle, bien en vue sur le bureau.
Son regard est revenu lentement vers Étienne.
« Monsieur Dubreuil, a-t-elle dit d’une voix soudain très calme,
votre épouse travaille avec la brigade financière depuis plusieurs mois.
Elle nous a fourni des documents, des enregistrements, des photographies,
qui mettent en lumière des opérations pour le moins préoccupantes. »
Le visage d’Étienne s’est vidé de tout sang.
« C’est absurde, a-t-il lâché en se levant d’un bond.
Claire ne comprend absolument rien à mes affaires.
Quelqu’un l’a manipulée. »
« Rasseyez-vous, monsieur, » a répondu la juge, sèche.
Il est resté debout une seconde de trop, puis a fini par obéir.
Son avocat essayait déjà de lui glisser quelque chose à l’oreille,
mais Étienne semblait ne plus entendre.
La juge a attrapé un autre dossier posé à côté d’elle, épais, bien rempli.
« Voici, a-t-elle repris, le rapport de la brigade financière.
Il confirme, point par point, les éléments mentionnés dans la lettre de Madame Dubreuil.
Sociétés écrans, comptes non déclarés, achats de biens immobiliers payés en grande partie avec des fonds dont l’origine est plus que douteuse. »
Camille a blêmi.
« Pardon ? » a-t-elle soufflé.
La juge a tourné une page.
« Des bijoux, des séjours à l’étranger, des repas dans des établissements particulièrement onéreux,
payés avec ces mêmes fonds.
Certains de ces achats vous concernent directement, mademoiselle. »
Camille a porté la main à son collier.
Comme si le simple geste pouvait effacer ce qu’il représentait.
« Je… je ne savais pas, a-t-elle balbutié.
Je pensais que… »
« Que Monsieur Dubreuil était simplement très généreux ? »
Un bref sourire ironique a traversé le visage de la juge.
« J’imagine. »
Hélène, elle, ne disait rien.
Elle fixait son fils, les yeux écarquillés, comme si elle le voyait vraiment pour la première fois.
« C’est ridicule, a-t-elle fini par éclater.
Mon fils a toujours travaillé dur, il ne ferait jamais… »
« Madame, a coupé la juge,
les faits sont là.
Les policiers qui ont mené l’enquête ne sont pas des voisins bavards.
Ils ont suivi les flux financiers, retrouvé les comptes, analysé les actes de vente.
Ce dossier ne s’est pas monté en une nuit.
Il leur a fallu des semaines.
Semaines pendant lesquelles votre belle-fille risquait gros en restant sous le même toit que votre fils. »
Hélène s’est tournée vers moi, comme si elle venait seulement de se rappeler ma présence.
« Tu as trahi la famille, a-t-elle craché.
Tu l’as envoyé en prison.
Tu te rends compte de ce que tu as fait ? »
Je me suis levée calmement.
Mes genoux ne tremblaient même plus.
« Non, Hélène, ai-je répondu doucement.
Je l’ai empêché de m’entraîner avec lui.
Je me suis sauvée.
Et je vous rappelle que c’est votre fils qui blanchissait de l’argent,
pas moi. »
Étienne a enfin retrouvé sa voix.
« Claire, tu ne comprends pas dans quoi tu t’es mise.
Ces gens-là… »
« Je comprends parfaitement, ai-je coupé.
C’est toi qui m’as appris que l’information, c’est le pouvoir, tu te souviens ?
Tu disais que celui qui sait, contrôle.
Je me suis contentée d’appliquer ta leçon.
Pour une fois, à mon avantage. »
La juge a levé la main, imposant le silence.
« Revenons à l’objet de cette audience,
a-t-elle déclaré.
Nous sommes ici pour une procédure de divorce,
mais nous ne pouvons pas faire comme si ce dossier pénal n’existait pas. »
Elle s’est tournée vers moi.
« Madame Dubreuil, votre coopération avec la brigade financière a été actée par le parquet.
Vous bénéficiez d’une protection en tant que témoin clé.
Il a également été décidé que vous ne seriez pas tenue pour responsable des actes commis par votre mari. »
Je l’ai remerciée d’un signe de tête.
Je connaissais ces termes, je les avais déjà entendus autour de la petite table en formica du bureau de Vidal.
Mais les entendre ici, devant Étienne, devant Hélène, devant Camille,
c’était autre chose.
« En ce qui concerne le patrimoine, reprit la juge,
les enquêteurs ont distingué ce qui a été financé par des revenus légaux
et ce qui provient manifestement de l’activité frauduleuse.
Les biens acquis grâce à l’argent blanchi seront saisis.
Le reste sera partagé. »
Étienne a serré les accoudoirs de sa chaise.
« Quel reste ? »
« Selon le rapport, environ quarante pour cent de vos biens ont été financés par vos activités légales avant la mise en place du système de blanchiment.
Cette part reviendra en grande majorité à votre épouse,
compte tenu de sa situation de dépendance économique et de sa coopération avec les autorités.
Le parquet a également proposé une indemnité supplémentaire en reconnaissance de l’aide qu’elle a apportée à l’enquête. »
Je n’ai pas souri.
Pas ouvertement.
Mais au fond, quelque chose en moi s’est détendu pour la première fois depuis des années.
Étienne, lui, avait l’air de se noyer.
« Vous ne pouvez pas faire ça, a-t-il protesté.
C’est moi qui ai monté cette entreprise.
C’est moi qui… »
« C’est vous qui avez choisi de la transformer en instrument criminel,
l’a interrompu la juge.
Ne faites pas semblant d’être la victime ici. »
Elle a marqué une pause, puis a ajouté, plus lentement :
« Par ailleurs, deux fonctionnaires de police vous attendent à l’extérieur de cette salle.
Compte tenu des éléments du dossier, un mandat d’arrêt a été délivré ce matin.
La procédure de divorce est donc suspendue,
dans l’attente de l’issue pénale. »
Camille s’est levée, blême.
« Ce n’est pas possible…
Étienne, dis quelque chose ! »
Il a posé sur elle un regard vide.
Je ne sais pas ce qu’il a vu.
Sa maîtresse ?
Une complice involontaire ?
Un luxe qu’il ne pouvait plus s’offrir ?
Hélène, elle, avait arrêté de parler.
Ses lèvres bougeaient sans qu’aucun son n’en sorte.
Tout le vernis, toute la certitude, toute la supériorité avaient disparu.
La porte s’est ouverte.
Deux policiers en civil, Vidal et un collègue, sont entrés calmement.
Vidal m’a jeté un bref regard.
Il n’y avait ni triomphe, ni pitié.
Juste une forme de respect silencieux.
« Monsieur Dubreuil ? »
Étienne s’est levé lentement.
« Vous êtes placé en garde à vue pour suspicion de blanchiment d’argent en bande organisée,
fraude fiscale aggravée,
et escroquerie.
Vous avez le droit de garder le silence… »
La suite, je la connais.
Je l’avais déjà entendue dans le bureau minuscule,
traduite parfois en mots plus simples pour moi.
Voir les menottes se refermer sur les poignets d’Étienne,
lui qui m’avait serrée si souvent par le coude en public pour me guider,
moi, « sa petite chose »,
fut à la fois irréel et étrangement logique.
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