Martin Delcourt avait l’habitude de rentrer quand tout l’immeuble dormait déjà. Il quittait son bureau de la Défense après 21 heures, le chauffeur le déposait devant l’immeuble cossu de Boulogne, il montait en ascenseur, embrassait une maison silencieuse et rallumait son ordinateur dans le bureau. C’était devenu sa routine, au point qu’il ne se posait plus de questions.
Ce soir-là pourtant, la réunion avec les investisseurs s’était terminée plus tôt. Il avait regardé sa montre, senti une fatigue étrange, et dit à son assistant qu’il n’irait à aucun dîner d’affaires. À 18 h 30, il poussait déjà la porte de l’appartement familial, au cinquième étage, avec vue sur la Seine. Et il resta figé sur le seuil.
Au milieu du grand salon parfaitement décoré, Samira, la jeune employée de maison d’à peine trente ans, était à genoux sur le parquet, un seau d’eau à côté d’elle, une serpillière dans la main. Mais ce n’était pas cela qui clouait Martin sur place.
Juste à côté d’elle, son fils, Lucas, quatre ans, se tenait debout sur ses petites béquilles bleues. Dans sa main, il serré un vieux chiffon microfibre, concentré comme s’il portait le monde sur ses épaules.
« Regarde, Samira, je peux essuyer là, moi », dit le petit garçon d’une voix sérieuse, en tendant le bras avec difficulté.
« Doucement, champion, tu as déjà fait beaucoup pour aujourd’hui », répondit Samira avec une douceur que Martin ne lui avait jamais entendue. « Va t’asseoir deux minutes, tes jambes ont besoin de repos. »
« Mais on est une équipe, tu as dit, » insista Lucas, essayant de se stabiliser sur ses béquilles.
Martin restait immobile, invisible, le manteau encore sur le dos. Il avait l’impression de regarder une scène dans la maison de quelqu’un d’autre. Son fils souriait. Sincèrement. Il ne se souvenait même plus de la dernière fois où il l’avait vu sourire comme ça.
« D’accord, mon super assistant, encore un petit carré et après, pause canapé, » céda Samira en riant.
C’est à ce moment-là que Lucas aperçut son père près de la porte. Son visage s’éclaira, mais dans ses yeux, il y avait aussi une ombre d’hésitation.
« Papa ? Tu es déjà là ? » s’exclama-t-il, voulant se retourner trop vite et manquant de perdre l’équilibre.
Samira se redressa d’un coup, lâchant la serpillière qui tomba lourdement sur le parquet mouillé. Elle essuya ses mains sur son pantalon de travail et baissa la tête.
« Bonsoir, Monsieur Delcourt, je… je ne vous avais pas entendu entrer, » balbutia-t-elle. « J’allais finir de nettoyer, Lucas a renversé du jus… »
Martin retira enfin son manteau, le posa sur le dossier d’une chaise et avança de quelques pas. Le chiffon dans la petite main de Lucas, les genoux de Samira trempés, ses mains rougies par l’eau chaude et les produits, tout lui sauta aux yeux d’un coup, comme si quelqu’un rallumait la lumière dans une pièce où il vivait depuis des années dans la pénombre.
« Lucas, qu’est-ce que tu fais par terre ? » demanda-t-il, en se forçant à garder une voix calme.
« J’aide Samira ! » répondit le petit, fier comme un coq. « Regarde, aujourd’hui j’ai réussi à rester debout tout seul presque cinq minutes ! »
Martin cligna des yeux. Cinq minutes ? Il se tourna vers Samira, en quête d’explications. Elle triturait nerveusement le bord de son tablier.
« C’est vrai, ça ? » murmura-t-il. « Cinq minutes ? »
Lucas ne lui laissa pas le temps d’ajouter quoi que ce soit. « Samira me fait faire des exercices tous les jours. Elle dit que si je m’entraîne, un jour je pourrai courir comme les autres enfants. »
Un silence épais tomba sur le salon. Martin sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine, un mélange étrange de gratitude, de gêne et de colère, sans savoir exactement contre qui.
« Des exercices ? » répéta-t-il, en fixant Samira.
Elle releva enfin la tête. Dans ses yeux sombres, il lut plus de peur que de culpabilité. « Monsieur, je… je joue avec lui, c’est tout. Des petits exercices que je connais. Je ne voulais pas dépasser mon rôle. Si vous préférez que j’arrête, je peux… »
« Samira est la meilleure ! » coupa Lucas, se hissant maladroitement entre les deux adultes. « Elle ne s’arrête pas quand je pleure parce que ça fait mal. Elle dit que je suis fort comme un chevalier. »
Martin sentit la phrase entrer en lui comme un coup. Quand avait-il entendu son fils parler de lui-même avec autant de fierté ? Quand avait-il, lui, pris le temps de lui dire qu’il était fort ?
« Lucas, monte dans ta chambre, s’il te plaît, » dit-il d’une voix qu’il voulait douce mais ferme. « Je dois parler avec Samira. »
« Mais papa… »
« On parlera tout à l’heure. Va te changer, d’accord ? »
Lucas regarda Samira. Elle lui adressa un petit sourire rassurant.
« Allez, mon champion, va mettre ton pyjama préféré. On se voit après, » dit-elle.
Le petit garçon s’éloigna en cliquetant sur ses béquilles. Arrivé au pied de l’escalier, il se retourna et lança d’une voix claire : « Samira c’est la meilleure personne du monde ! »
Quand le bruit des béquilles disparut à l’étage, il ne resta plus que le léger goutte-à-goutte du seau et la respiration un peu trop rapide de Samira. Martin s’approcha. De près, il remarqua les taches d’eau sur son pantalon, ses genoux rougis, les mains abîmées par le ménage.
« Depuis quand ? » demanda-t-il. « Depuis quand vous faites des exercices avec mon fils ? »
Samira mordit sa lèvre avant de répondre. « Depuis que j’ai commencé ici, Monsieur… ça doit faire six mois. Mais je vous jure que je n’ai jamais négligé le reste. Je fais ça sur ma pause ou quand tout est fini. »
« Vous n’êtes pas payée pour ça, » remarqua Martin, presque pour lui-même.
« Non, Monsieur. Mais je ne demande rien. J’aime bien être avec Lucas. C’est un enfant… vraiment particulier. »
Il accrocha ce mot au vol. « Particulier comment ? »
Cette fois, un léger sourire lui échappa. « Il est courageux. Même quand ça lui fait mal, il essaye encore. Et il a un grand cœur. Il s’inquiète toujours pour moi : “Tu es fatiguée, Samira ? Tu as bien mangé ?” C’est un petit garçon très attachant. »
Martin sentit le poids dans sa poitrine s’alourdir. Combien de fois s’était-il arrêté pour regarder son fils de cette manière-là ? Pour autre chose que des comptes rendus de médecins et des comptes bancaires ?
Il resta silencieux un moment, puis reprit : « Et ces exercices, comment vous savez quoi faire ? »
Samira baissa de nouveau les yeux. « J’ai un peu d’expérience, Monsieur. »
« Quel genre d’expérience ? »
Elle inspira profondément, comme si elle hésitait à franchir une frontière. « Mon petit frère, Yanis, a aussi eu des problèmes pour marcher quand il était petit. On habitait dans un quartier où il n’y avait pas beaucoup de moyens. Alors ma mère et moi, on l’emmenait à la kiné, on observait tout, on posait des questions. À force, j’ai retenu des choses, des mouvements, des jeux. Je ne suis pas diplômée, mais… je sais ce que c’est d’aider quelqu’un à se tenir debout. »
Martin hocha la tête, lentement. « Et vous avez trouvé normal de commencer ça avec Lucas sans m’en parler. »
Elle se raidit. « Avec tout le respect, Monsieur, Lucas était triste. Très souvent. Il me disait qu’il n’aimait pas ses jambes, qu’il ne servait à rien. Moi, je voyais un petit garçon intelligent, sensible, avec des parents très occupés. J’ai pensé que… que ça pourrait l’aider. S’il fallait vous demander avant, j’aurais dû, je suis désolée. »
Elle marqua une pause, puis ajouta dans un murmure : « Ce que je voulais, c’est qu’il sourie plus. Un enfant devrait sourire tous les jours. »
Martin ne trouva rien à répondre. Il repensa à ces derniers soirs où il rentrait si tard que Lucas dormait déjà, à ces week-ends passés devant des tableaux Excel pendant que son fils faisait des puzzles avec une baby-sitter.
« Où est Caroline ? » demanda-t-il enfin.
« Madame est sortie dîner avec des amis. Elle m’a dit qu’elle rentrerait tard. Lucas a mangé, il a pris son bain, on a fait les exercices et… » Samira montra le seau. « Et on a nettoyé le jus d’orange. »
Martin observa le salon. Tout brillait. Aucun jouet ne traînait, aucune poussière sur les étagères. Même les plantes avaient l’air plus vivantes que d’habitude.
Il se surprit à poser une question qu’il n’aurait jamais imaginé poser un an plus tôt : « Samira, pourquoi vous travaillez comme employée de maison ? Vous avez visiblement un vrai savoir-faire avec les enfants, avec la rééducation. »
Elle eut un petit rire triste. « Parce que je n’ai pas de diplôme, Monsieur. Ce que j’ai appris, je l’ai appris en accompagnant mon frère. Ça ne compte pas sur un CV. Et il faut bien que quelqu’un paie le loyer. Ma mère fait des ménages de nuit, Yanis travaille dans un fast-food le week-end. Moi, je fais ce que je peux. »
Le silence retomba. Martin, qui avait l’habitude de discuter de millions d’euros sans la moindre émotion, se sentit soudain minuscule devant cette réalité très simple.
« Vous avez déjà pensé à vous former ? À faire un vrai diplôme dans le soin, l’accompagnement ? »
Elle haussa les épaules. « Avec quel argent, Monsieur ? Et quand ? Je me lève à 5 h pour prendre le premier bus, je commence ici à 7 h 30, je repars le soir, je donne un coup de main à la maison. Le week-end, je fais encore quelques heures chez d’autres familles. C’est comme ça pour beaucoup de gens. On rêve, mais on n’a pas le temps de rêver longtemps. »
Martin se surprit à se taire au lieu de donner une réponse rapide, comme dans une réunion. Il ne savait pas quoi dire.
Des pas légers sur l’escalier les interrompirent. Lucas réapparut, en pyjama, ses cheveux encore un peu humides. « Papa, tu ne vas pas renvoyer Samira, hein ? » demanda-t-il d’entrée, les yeux agrandis par l’angoisse.
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