« Je suis désolée, » dit-elle simplement. « Elle n’a plus rien à faire ici. »
Le soir, Martin apprit la scène en détail. Il resta longtemps silencieux, puis conclut :
« Plus jamais quelqu’un ne parle de toi comme ça dans cette maison. Ni de Lucas, ni de ta mère, ni de personne. »
Samira haussa les épaules. « J’ai l’habitude, Monsieur. Dans certains endroits, on reste “la fille qui nettoie” toute sa vie. »
« Pas ici, » répondit-il. « Plus ici. »
Un jour, Martin reçut un appel d’un confrère du milieu des affaires, un certain Monsieur Garnier, avec qui il avait déjà partagé quelques réunions de travail.
« Delcourt, j’ai entendu dire que tu avais une perle chez toi, » attaqua le businessman d’un ton jovial. « Une jeune femme très douée avec les enfants qui ont des difficultés. Ça m’intéresse. Mon petit-fils a eu un accident, il a du mal à remarcher. »
Martin se raidit. « Et alors ? »
« Alors je me dis qu’elle serait plus utile chez moi qu’à briquer ton parquet, » répondit l’autre en riant. « Je suis prêt à lui proposer un vrai poste, avec voiture de fonction, bon salaire, tout ce qu’il faut. Tu me donnes son contact ? »
« Non, » dit Martin calmement.
« Allons, Delcourt, ne sois pas égoïste. Tout le monde a un prix. »
« Il ne s’agit pas de prix. Il s’agit de loyauté et de famille. Samira fait partie de la nôtre. Si tu veux qu’elle travaille pour toi, tu la contactes par les voies normales. Mais moi, je ne “vends” personne. »
Il raccrocha, la mâchoire serrée.
Quelques jours plus tard, Samira vint frapper à la porte de son bureau.
« Monsieur, je dois vous parler de quelque chose… J’ai reçu une proposition. »
Elle lui expliqua l’appel, le salaire promis, les avantages, la possibilité de soulager enfin sa mère et son frère. Elle parlait vite, comme si elle avait honte d’oser seulement y penser.
« Et toi, qu’est-ce que tu veux ? » demanda Martin.
Samira se tordait les mains. « J’aimerais rester. Lucas compte beaucoup pour moi. Mais quand je vois ma mère rentrer à sept heures du matin avec mal partout, quand je vois Yanis rentrer tard de son boulot et dormir en cours… Cette proposition pourrait tout changer pour eux. Je ne sais pas quoi faire. »
Martin réfléchit longuement.
« Voilà ce que je te propose, » dit-il enfin. « Je m’aligne sur ce qu’il t’offre. Salaire, sécurité sociale, tout. On peut même ajouter une mutuelle correcte pour ta mère et ton frère. Tu continues ta formation, tu restes avec Lucas, et tu n’as pas à choisir entre ta famille et lui. »
Samira le regarda comme si elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu. « Vous feriez ça pour moi ? »
« Je ferais ça pour tout ce que tu as déjà fait pour nous, » répondit-il. « Tu as aidé mon fils à se relever. Tu as aidé mon couple à ne pas s’écrouler. Il est temps que ça apparaisse aussi sur ton bulletin de salaire. »
Cette fois, elle ne parvint pas à retenir ses larmes. « Alors je reste, Monsieur, » dit-elle. « Bien sûr que je reste. »
Quand elle annonça la nouvelle à Lucas, il courut – vraiment courut, avec ses petites jambes encore un peu raides – pour se jeter dans ses bras.
« Tu ne pars pas ? Pour de vrai ? »
« Pour de vrai, » répondit-elle en le serrant contre elle. « On a encore plein de choses à faire ensemble, mon chevalier. »
Le temps passa. Les exercices devinrent un rituel solidement installé.
Un matin, dans le même jardin où tout avait commencé, Lucas lâcha ses béquilles et fit dix pas d’affilée vers son père. Dix pas, sans trembler, sans tomber.
« Papa, j’ai marché tout seul ! » cria-t-il, éclatant de rire et de larmes en même temps.
Martin le rattrapa dans ses bras, incapable de parler. Caroline accourut, Samira aussi. Tous trois formèrent autour de l’enfant une sorte de cocon de bras, de vêtements, de sanglots.
Cette nuit-là, quand Lucas s’endormit, épuisé par ses exploits, Caroline s’assit au pied du lit et caressa doucement ses cheveux.
« Tu sais, » dit-elle à Martin dans le couloir, « je crois que c’est la première fois depuis des années que je n’ai plus peur de l’avenir. »
Quelques mois plus tard, l’école maternelle de Lucas organisa une petite cérémonie de fin d’année. Les enfants devaient présenter quelque chose d’important pour eux.
Lucas, lui, avait insisté : « Je veux montrer que je peux marcher. »
Dans la salle décorée de guirlandes en papier, les parents s’entassaient sur de petites chaises trop basses pour eux. Samira était là aussi, un peu en retrait, serrant un sac à main usé.
Quand vint son tour, Lucas s’avança au milieu de la pièce. Sans béquilles. Le silence se fit aussitôt.
« Bonjour, je m’appelle Lucas Delcourt, » dit-il d’une petite voix claire. « Quand j’étais plus petit, j’avais très peur de marcher. J’avais mal, je tombais, et je pensais que je ne serais jamais comme les autres. »
Martin sentit sa gorge se nouer.
« Un jour, une personne est arrivée à la maison, » continua Lucas. « Elle s’appelle Samira. Elle m’a appris à faire des exercices, elle m’a dit que j’étais courageux, même quand je pleurais. Et mon papa et ma maman ont commencé à être là aussi. Alors maintenant, je voudrais vous montrer quelque chose. »
Il se tourna, fit quelques pas, puis quelques autres. Il traversa la pièce en entier, sous les yeux écarquillés des autres enfants, des maîtresses, des parents. Arrivé au bout, il se retourna, le visage rouge mais rayonnant.
La salle explosa en applaudissements.
« Je voudrais dire merci à trois personnes, » ajouta-t-il, essoufflé. « À ma maman, qui a été avec moi quand j’avais peur. À mon papa, qui est devenu mon ami. Et à Samira, qui m’a appris à me tenir debout. »
Il appela Samira près de lui. Elle s’avança, les mains tremblantes, sous le regard de toutes ces personnes qu’elle n’avait pas l’habitude d’affronter.
« Ça, c’est Samira, » annonça Lucas. « Elle n’est pas juste “la dame qui nettoie”. C’est la meilleure prof du monde. »
Les rires émus, les larmes discrètement essuyées, les applaudissements plus forts encore firent rougir Samira jusqu’aux oreilles.
Après la cérémonie, plusieurs parents vinrent parler à Caroline, à Martin, puis à Samira. Certains avaient des enfants avec des difficultés, d’autres connaissaient des familles dans ce cas. Tous posaient les mêmes questions :
« Comment vous faites ? »
« Est-ce qu’elle pourrait nous montrer les exercices ? »
« Vous avez déjà pensé à en faire un vrai métier ? »
Le soir, à la maison, la discussion revint naturellement.
« Tu sais, » dit Caroline en versant du thé à Samira, « ce que tu fais avec Lucas, d’autres enfants en auraient besoin. »
Martin acquiesça. « Et si on imaginait quelque chose ? Un lieu, peut-être. Un endroit où des enfants comme lui seraient accueillis, accompagnés. Où toi, Samira, tu pourrais travailler avec une équipe, avec des kinés, des psychomotriciens, tout ça. »
Samira éclata de rire. « Un lieu à nous ? Mais vous êtes fous. Il faut des études, des autorisations, beaucoup d’argent. Moi, je n’ai qu’un début de diplôme. »
« L’argent, je peux le trouver, » dit Martin. « Les autorisations, on pourra se faire aider. Pour les études, tu es déjà en train de les faire, et tu pourras continuer à te former. On ne parle pas de demain matin. On parle d’un projet. D’un avenir. »
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