« J’ai fait mourir mon père deux fois », a-t-il avoué. « Une première fois lorsque j’ai décidé qu’il n’existait plus pour nous. Une deuxième fois quand j’ai écrit que j’étais soulagé de sa mort. J’ai laissé ma colère voler quinze ans de sa vie sobre. Quinze ans où j’aurais pu apprendre à le connaître autrement. Quinze ans où ma fille aurait pu avoir un grand-père. »
Sa voix s’est brisée.
« Je voulais le punir, a-t-il continué. Je me rends compte aujourd’hui que je me suis puni moi-même, et que j’ai puni ma fille. Le seul qui a vraiment fait un travail sur lui, c’est lui. C’est moi qui suis resté prisonnier du passé. »
Marc a posé une main sur son épaule.
« Jean t’aurait pardonné, a-t-il dit. C’était son combat, le pardon. »
« Je ne le mérite pas », a murmuré Mathieu.
« Personne ne mérite vraiment le pardon, a répondu doucement Marc. C’est pour ça que c’est un cadeau. »
Lorsque le cercueil a commencé à descendre, chacun s’est approché pour déposer quelque chose : une petite médaille de sobriété, un ruban, un mot, parfois simplement une larme. Les médailles sont tombées sur le bois avec un tintement léger, comme un carillon.
Lina s’est avancée la dernière.
Elle a entonné d’une voix claire un vieux chant que Jean aimait au groupe de parole, un air simple qui parlait de se perdre et de se retrouver. Sa voix a flotté au-dessus des croix et des cyprès.
Quand tout le monde est parti, Mathieu est resté seul au bord de la tombe, un dossier dans la main.
C’était une lettre que son père lui avait envoyée quinze ans plus tôt, renvoyée à l’époque par Mathieu avec la mention « Destinataire inconnu ». L’enveloppe, tachée de terre, avait été retrouvée dans un des cartons.
Il l’a ouverte pour la première fois.
« Mathieu,
Aujourd’hui, cela fait un an que je n’ai pas bu. Je comprends que tu ne veuilles plus me voir. Je l’ai mérité. Mais je voulais que tu saches que chaque jour où je reste sobre, je le fais aussi pour toi et pour ta fille. Même si tu ne me pardonnes jamais, je continuerai à choisir la sobriété. Parce que quelque part dans cette ville, tu vis ta vie et Lina grandit, et savoir cela fait que chaque jour sans alcool vaut la peine d’être vécu. Je t’aime. Je suis désolé.
Papa. »
La date au bas de la page correspondait presque exactement au premier anniversaire de Lina.
Mathieu a posé doucement la lettre au pied de la tombe.
« Pardon, Papa », a-t-il chuchoté. « Je suis tellement désolé. »
Le lendemain, il a suspendu ses rendez-vous à la clinique et a pris contact avec un psychologue.
Il a rejoint un groupe d’entraide pour les proches de personnes dépendantes, pour comprendre ce que son père avait vécu et ce que lui-même portait comme colère.
Avec l’argent d’un contrat d’assurance souscrit par Jean des années plus tôt – contrat dont la bénéficiaire principale était Lina, pas lui – ils ont créé ensemble le « Fonds Jean-Morel pour le rétablissement », destiné à aider les personnes sortant de cure à payer un premier mois de loyer, une formation, des frais scolaires.
Lina, elle, a commencé à venir aux mêmes réunions de groupe que son grand-père fréquentait autrefois.
Parfois, elle porte la vieille veste de feu de Jean, celle où il avait cousu des écussons de rétablissement, symboles de ses années sobres.
« Mon grand-père n’a pas pu réparer tout ce qu’il avait cassé, explique-t-elle souvent aux nouveaux. Il n’a pas pu être présent dans ma vie. Mais il a accompagné des dizaines de personnes vers une vie meilleure. Il m’a appris, même après sa mort, ce que signifient le pardon, la seconde chance et le fait de ne pas réduire quelqu’un à son pire moment. »
Un an jour pour jour après le décès de Jean, Mathieu a demandé, lui aussi, à prendre la parole au groupe de parole.
Il a serré entre ses doigts un petit jeton symbolisant vingt-quatre heures – non pas d’abstinence d’alcool, mais d’engagement à changer son regard, ses comportements.
« Je m’appelle Mathieu, a-t-il dit, et je ne suis pas alcoolique. Mais j’ai laissé ma fierté et ma colère me voler quinze ans avec mon père. Il a fait le travail pour devenir un autre homme, et je n’ai pas voulu le voir. S’il était là, je lui dirais que je vais essayer, à mon tour, de réparer quelque chose. Peut-être pas avec lui, mais avec ceux qu’il a aidés. »
La salle a applaudi doucement.
Dans ce murmure d’applaudissements, Mathieu a cru entendre, au loin, non pas le grondement d’une moto, mais le souvenir d’un camion de pompiers quittant la caserne, sirène silencieuse, prêt à intervenir.
Jean Morel est mort seul dans un petit studio.
Mais sa vie n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui.
Elle est dans chaque personne qu’il a accompagnée, dans chaque famille qu’il a aidée à se reconstruire, dans chaque euro du fonds qui porte son nom, dans chaque geste de Lina auprès d’un nouveau venu au groupe.
Sur son trousseau de clés, Mathieu garde désormais la vieille clé du box 17.
Une fois par mois, il se rend au garde-meubles. Il ouvre un carton, lit une nouvelle lettre, découvre un nouveau visage, une nouvelle histoire de rétablissement que son père a contribué à écrire.
Il a commencé un manuscrit, posé sur la table de sa cuisine :
« Le père que j’ai effacé : l’histoire d’un pardon arrivé trop tard. »
L’intégralité des droits est destinée au fonds de rétablissement.
Parce que c’est ce que Jean aurait voulu.
C’est ainsi que se construit la rédemption, même quand elle arrive après la mort.
En continuant le travail de celui qu’on n’a pas su aimer à temps.






