Mais au moment où il passa devant les enseignes lumineuses d’un hôtel de périphérie, quelque chose en lui se bloqua. L’idée de laisser ce gamin dans une chambre anonyme, seul, lui parut soudain insupportable.
Il tourna au rond-point suivant.
Direction son appartement.
Julien dormait à moitié assis dans le fauteuil du salon lorsqu’il sursauta.
Le jour filtrait déjà faiblement par les grandes baies vitrées donnant sur la Seine. Il avait fini par ramener Léo chez lui. L’ancien bureau d’amis, à peine utilisé depuis la mort de Claire, lui avait servi de chambre. Le lit y était encore fait, comme si le temps s’y était arrêté.
La tasse de café froide, oubliée sur la table basse, témoignait de sa nuit blanche.
Il regarda l’horloge murale : 8 h.
Il n’avait plus d’excuses. Il lui fallait des réponses.
Son dos protesta lorsqu’il se leva. Il marcha jusqu’à la porte de la chambre d’ami, entrouverte.
Léo était assis sur le lit, la couverture autour des épaules, la photo serrée dans la main.
— Bonjour, lança Julien en frappant doucement contre le chambranle.
L’enfant sursauta.
— Bonjour, répondit-il, la voix encore engourdie.
— Tu as pu dormir un peu ?
— Le lit est… très doux, répondit Léo, comme si c’était la chose la plus étrange du monde.
Une nouvelle vague de malaise submergea Julien.
— Mets ton manteau, dit-il doucement. On va au foyer. J’ai besoin de comprendre ce qui se passe.
Le Foyer des Hirondelles était un bâtiment bas en briques, au bord d’une avenue un peu triste. Julien sentit son cœur cogner contre ses côtes en descendant du pick-up.
Une femme d’une cinquantaine d’années, cheveux relevés en chignon un peu défait, les yeux marqués de fatigue mais lumineux, leva la tête à leur arrivée.
Son visage s’adoucit en voyant Léo.
— Ah ! Léo ! Tu nous as fait une peur… Tu es parti sans rien dire ! soupira-t-elle, soulagée.
Julien fit un pas en avant.
— Je suis Julien Martin. Je l’ai trouvé hier au cimetière. Sur la tombe de ma femme. Je… on doit parler de lui. Et de Claire Martin.
Aux mots « Claire Martin », le visage de la femme changea. Une émotion profonde y passa, comme une ombre.
— Je suis Madame Bernard, la directrice. Venez dans mon bureau, s’il vous plaît.
Le petit bureau sentait le café soluble et le papier humide. Elle fouilla dans un vieux classeur, en sortit un dossier épais, puis s’assit face à eux avec un regard à la fois triste et compréhensif.
— Votre femme était très importante pour nous, dit-elle doucement. Elle venait ici plusieurs fois par semaine, parfois plus. Pour les enfants, c’était… un rayon de soleil.
Julien avala difficilement sa salive.
— Et pour lui ? demanda-t-il en désignant Léo, assis au bord de la chaise, silencieux.
Madame Bernard baissa les yeux vers le dossier.
— Pour Léo, elle était plus que ça, répondit-elle. Elle était sur le point de l’adopter.
Julien sentit le sang quitter son visage.
— L’adopter ? répéta-t-il, comme si le mot était étranger.
— Oui, confirma-t-elle, la voix douce. Les démarches étaient très avancées. Les assistantes sociales avaient donné un avis favorable. Il ne manquait plus que le dernier passage devant le juge… Elle parlait de lui comme de « son fils ». Elle disait… qu’elle ne savait pas comment vous annoncer la nouvelle, que vous étiez très pris par votre travail. Elle attendait le moment idéal.
« Très pris par votre travail. »
La phrase lui tomba dessus comme un verdict.
Julien s’affaissa un peu sur sa chaise, les mains tremblantes.
— Je peux… voir le dossier ? demanda-t-il d’une voix cassée.
Madame Bernard lui tendit le dossier.
Il l’ouvrit. Formulaires d’adoption. Rapports sociaux. Tous signés de la main de Claire, cette écriture qu’il aurait reconnue entre mille.
Derrière lui, Léo fit un pas en avant.
— Elle m’a dit… qu’un jour, tu serais content de me connaître, dit-il doucement. Qu’il fallait que je sois patient.
Julien leva les yeux vers le petit visage tendu, partagé entre espoir et peur, puis vers la signature familière au bas des pages.
Il avait tout raté.
Il avait été tellement absorbé par ses contrats, ses réunions, ses « urgences », qu’il n’avait pas vu sa femme se débattre seule avec ce projet immense.
Il se leva brusquement.
— Merci, dit-il à Madame Bernard, la voix sèche. On va… réfléchir. J’ai besoin de temps.
Le trajet du retour se déroula dans un silence lourd.
De retour à l’appartement, Léo resta planté sur le paillasson, comme s’il avait peur de salir le parquet impeccable.
— C’est chez toi ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Julien.
— Je… je suis puni ?
— Non, soupira Julien. Tu peux rester… dans la chambre d’ami. Pour l’instant.
Les mots « pour l’instant » tombèrent comme une pierre. Léo hocha la tête, habitué à ce genre de provisoire.
— Claire disait que ton appartement était grand… mais très vide, lâcha-t-il, presque pour lui-même.
Julien reçut la phrase comme une gifle.
Vide. C’était vrai. Tout était parfaitement rangé, propre, silencieux. Et terriblement vide.
— Va te reposer, dit-il juste. On verra plus tard.
Léo disparut dans la chambre.
Julien, lui, se dirigea droit vers la cuisine, se servit un verre d’alcool presque jusqu’au bord, et partit s’enfermer dans son bureau avec le dossier sous le bras.
Il resta longtemps devant les feuilles sans les lire, le verre à la main, les pensées en désordre total.
À un moment, il tomba sur une chemise cartonnée plus fine, coincée au fond du dossier.
À l’intérieur : des lettres.
Écrites à la main.
Pour lui.
Sa main trembla lorsqu’il en ouvrit une.
« Mon cher Julien,
Si tu lis ces lignes, c’est que tu as découvert Léo. Et que je ne suis plus là pour t’expliquer. Je n’ai jamais voulu te mentir, tu le sais. Mais quand je l’ai rencontré ici, j’ai su… Je ne pouvais pas le laisser. J’ai cherché le bon moment pour t’en parler, mais tu étais toujours absorbé par ton téléphone, tes rendez-vous… Je ne voulais pas que ce soit entre deux mails. Je voulais que ce soit un vrai moment. Je n’ai pas réussi… »
Julien referma brusquement la lettre. Les mots « absorbé » et « entre deux mails » lui brûlaient les yeux.
Comment pouvait-il être père ?
Il n’arrivait même pas à être mari présent.
Une nuit triste s’abattit sur Montval.
Julien finit par s’assoupir sur son fauteuil, le dossier ouvert sur ses genoux.
Un bruit léger le réveilla.
Léo se tenait dans l’encadrement de la porte, pieds nus sur le parquet froid.
— Monsieur ? murmura-t-il.
— Oui ?
— C’est… c’est très silencieux ici.
Julien esquissa un sourire sans joie.
— C’est toujours silencieux, répondit-il. Écoute… Tu peux rester ici quelques jours. Le temps que je… que je m’organise.
Le visage de Léo se figea. Il comprit tout de suite.
Temporaire. C’était comme ça partout.
— D’accord, répondit-il simplement.
Le lendemain, Julien réalisa que le garçon n’avait presque rien. Il l’emmena donc dans un grand magasin de la zone commerciale.
Les néons, la musique de fond, les rayons bien rangés le fatiguèrent d’avance. Des familles riaient, des enfants réclamaient des jouets. Léo, lui, avançait comme un fantôme, acceptant sans un mot les jeans, les chaussures et les pulls qu’on lui tendait.
Cette passivité le dérangeait profondément.
Ce n’était même plus de la prudence. C’était comme si le petit s’attendait déjà à devoir tout laisser derrière lui.
Le soir, alors que Léo regardait un dessin animé d’un air absent, le téléphone de Julien vibra.
Son avocat.
— Julien ? J’ai appelé deux, trois contacts comme tu me l’as demandé. Il y a un couple en attente depuis longtemps, à la campagne, pas loin d’ici. Des gens stables, maison, jardin, tout ce qu’il faut. Ils pourraient accueillir le petit rapidement, si tu confirmes.
Julien sentit une étrange bouffée de soulagement… immédiatement suivie d’un dégoût de lui-même.
— Laisse-moi… réfléchir, répondit-il. Je te rappelle.
Il raccrocha, le cœur battant. Il regarda la porte du bureau d’ami, fermée.
C’était « la solution raisonnable ».
Alors pourquoi ça lui faisait aussi mal ?
Le lendemain matin, il prépara du pain grillé.
Léo se contenta de le regarder.
— Il faut manger, dit Julien.
— J’ai pas faim.
— Léo…
Le petit se crispa. Julien inspira profondément.
— On doit parler, dit-il. Mon avocat connaît une famille qui… qui voudrait t’accueillir. Une famille avec un jardin, des frères et sœurs peut-être. Une vraie maison.
Le visage de Léo ne bougea pas.
Un masque, pensa Julien. Il a un masque pour ces moments-là.
— D’accord, répondit-il.
La réponse, si calme, mit Julien hors de lui.
— « D’accord » ? C’est tout ? s’emporta-t-il. Tu ne veux pas poser de questions ?
— Ça sert à quelque chose ? demanda Léo en relevant enfin la tête.
— C’est pour ton bien. Ils pourront mieux s’occuper de toi que moi.
— C’est ce que tout le monde dit, murmura l’enfant.
Julien se sentit soudain monstrueux.
Il attrapa ses clés, mal à l’aise.
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