— Je m’en vais, répondit-il, la voix cassée.
— Tu t’en vas où ?
— J’sais pas… Il y a bien un autre foyer quelque part. Ou une autre famille. C’est mieux comme ça.
— On vient de commencer les démarches ! s’exclama Julien. Pourquoi tu fuis ?
Léo leva enfin les yeux. Des larmes gelaient déjà sur ses joues.
— Parce que… parce que c’est trop bien, murmura-t-il. Tu es gentil, il y a un vrai lit, tu… tu m’achètes des affaires. Et un jour tu vas te réveiller et te dire que c’était une erreur. Que tu as fait ça parce que Claire le voulait, pas parce que tu m’aimes. Et ce jour-là, ce sera pire que tout. Alors… je préfère partir maintenant. Avant que ça fasse trop mal.
Julien sentit toute sa colère, toute sa défense fondre d’un coup.
Il tomba à genoux sur le trottoir, à hauteur du petit.
— Léo, écoute-moi bien, dit-il d’une voix rauque. Je ne te promets pas d’être un père parfait. Je ne te promets pas de savoir tout faire du premier coup. Mais je te promets une chose : je ne t’abandonnerai pas. Plus jamais. Tu as passé assez de temps à courir d’un endroit à l’autre. C’est fini. Tu entends ? Fini.
Léo resta figé un instant. Puis, comme si quelque chose cédait en lui, il se jeta dans les bras de Julien, éclatant en sanglots, un vrai torrent de larmes retenues depuis trop longtemps.
Julien le serra contre lui, oubliant le froid, la neige, tout le reste.
— Ça va aller, souffla-t-il. Je suis là. Je suis là, mon fils.
Les mots sortirent tout seuls.
« Mon fils. »
Léo s’agrippa encore plus fort.
Ils restèrent là, au bord du trottoir, jusqu’à ce que les sanglots du petit se calment et se transforment en hoquets fatigués.
Puis Julien le porta jusque chez eux.
Deux jours plus tard, la neige commença à tomber pour de vrai.
Pas la petite pluie glacée désagréable, mais de gros flocons qui recouvraient rapidement les toits et les trottoirs.
Julien regarda par la fenêtre, une tasse de chocolat chaud entre les mains.
Derrière lui, Léo dessinait à la table du salon, entouré de crayons.
— Tu dessines quoi ? demanda Julien.
Léo leva le dessin.
— C’est elle, dit-il en montrant une femme aux cheveux longs. Et ça, c’est moi.
Julien observa le troisième personnage, un peu à l’écart, grand, maladroit, les bras le long du corps.
— Et lui ?
— J’sais pas encore, répondit Léo. Peut-être… quelqu’un qui essaie.
Julien sentit un sourire lui monter aux lèvres.
— Dans ce cas, disons que c’est moi, proposa-t-il. Et si tu es d’accord… je vais appeler ton éducatrice et mon avocat. On va accélérer les choses. Pour que ce soit officiel.
Le crayon se brisa net dans la main de Léo.
— Officiel ? répéta-t-il.
— Oui. Que tu t’appelles Léo Martin, si tu veux bien.
Les yeux du petit s’agrandirent.
— Tu… tu le penses vraiment ?
— Je n’ai jamais été aussi sérieux, répondit Julien.
Les semaines suivantes furent remplies de rendez-vous, de signatures, de questions d’assistantes sociales, de visites à domicile.
À chaque étape, Léo jetait un coup d’œil à Julien, comme pour vérifier qu’il ne allait pas changer d’avis.
Il ne changea pas.
Un matin de décembre, le téléphone sonna.
Julien raccrocha, un sourire qu’il ne se connaissait pas aux lèvres.
— Alors ? demanda Léo, planté devant lui.
— Le juge a signé, annonça Julien. C’est fait. C’est officiel.
Léo resta un moment sans voix.
— Alors… t’es…
— Ton père, oui, compléta Julien doucement. Et tu es mon fils.
Léo s’avança, très lentement, comme s’il testait la réalité.
Puis il se jeta dans ses bras.
— Papa, murmura-t-il.
Julien ferma les yeux. Il n’avait pas entendu ce mot à son adresse de toute sa vie.
Il le sentit se déposer en lui comme quelque chose de solide.
Ce soir-là, ils achetèrent un sapin bien trop grand pour leur salon.
Ils se battirent avec le pied métallique, se piquèrent aux branches, accrochèrent les guirlandes n’importe comment.
Le résultat était bancal, chargé d’un côté, presque vide de l’autre.
C’était peut-être le plus beau sapin que Julien ait vu.
— Il penche, constata Léo.
— Il a du caractère, répondit Julien.
Plus tard, assis par terre, dos contre le canapé, ils regardèrent les lumières du sapin clignoter.
Léo tenait toujours la vieille photo de Claire entre ses doigts.
— Je suis content d’être resté, dit-il soudain, à mi-voix.
Julien passa un bras autour de ses épaules, le serrant contre lui.
— Moi aussi, répondit-il. Plus que tu ne peux l’imaginer.
Il leva les yeux vers le sapin, puis vers la photo.
Claire lui avait laissé un cadeau compliqué, dérangeant, bouleversant.
Elle savait sans doute qu’il avait besoin d’être forcé à choisir. Refuser ou ouvrir son cœur.
Il regarda Léo, qui commençait à somnoler contre lui.
Il se dit que, pour la première fois depuis trois ans, l’appartement ne sonnait plus creux.
Le silence n’était plus celui de l’absence, mais celui d’un foyer qui s’endort.
Et il comprit alors quelque chose de simple, de presque enfantin :
l’amour ne vient pas toujours du sang.
Il vient d’un oui.
D’un « reste », prononcé au bon moment.
Et ce soir-là, dans ce salon en désordre, avec un sapin de travers, un enfant qui respirait contre lui et le sourire de Claire sur une photo, Julien savait qu’il avait enfin dit ce oui-là.






