Le lendemain matin, je me suis réveillée avec la sensation absurde que tout cela n’avait été qu’un cauchemar. Puis mon téléphone a vibré, encore et encore, et le goût de la veille est revenu d’un coup : l’Armagnac volé, les post-it sur les meubles, le claquement sec du dossier notarié sur la table basse.
Sur l’écran, il y avait dix-sept appels manqués. Thibault. Aurélie. Un numéro inconnu. Et, au milieu, un message vocal laissé à 2 h 11 du matin.
Je l’ai écouté en restant immobile, les draps froids autour des jambes, comme si bouger allait briser quelque chose.
« Tu te prends pour qui, Solène ? » La voix de Thibault était pâteuse, pleine de colère et de fatigue. « Tu crois que tu peux nous humilier et dormir tranquille ? On va te faire payer, je te jure. On va… on va te le reprendre. »
Le message s’est coupé dans un souffle. J’ai effacé le vocal sans trembler, mais mes mains, elles, ont eu un temps de retard sur ma fierté.
La maison était silencieuse, mais pas paisible. Un silence qui guette, qui laisse de la place à toutes les phrases qu’on n’a jamais dites. J’ai enfilé un pull, traversé le couloir, et j’ai ouvert les volets de la cuisine ; la lumière grise de l’hiver a glissé sur la table, sur le bol encore à moitié rempli de la veille, sur la trace d’un verre qu’ils avaient laissé comme un affront.
Je me suis fait un café à la moka par réflexe, puis je me suis arrêtée, le couvercle à la main. Papa n’était plus là pour dire que l’eau n’était jamais assez chaude. Maman n’était plus là pour sourire en coin quand je soupirais.
J’ai reposé la moka sans la poser sur le feu. Le café pouvait attendre. Moi, non.
Dans le salon, la pochette notariale était restée sur la table basse. Elle avait l’air d’un animal endormi, lourd, certain de sa place. Je l’ai rangée dans le coffre, puis, comme si mon corps savait avant ma tête ce dont j’avais besoin, je suis montée à l’étage.
La chambre de Maman sentait encore son parfum très léger, ce mélange de savon et de lavande qui s’accrochait aux rideaux. Sur la commode, il y avait une boîte en fer, celle où elle gardait les boutons, les aiguilles, et les petites choses qu’elle refusait de jeter « parce que ça peut servir ».
Je l’ai ouverte sans savoir pourquoi. Et là, au milieu d’un ruban de mercerie et d’une paire de ciseaux émoussés, il y avait une enveloppe kraft, épaisse, avec mon prénom écrit d’une écriture tremblante.
Solène.
Je me suis assise sur le bord du lit et j’ai attendu une seconde, comme si j’avais peur de ce que j’allais trouver. Puis j’ai déchiré l’enveloppe.
À l’intérieur, il y avait deux feuilles. Une lettre de Maman. Et une clé USB scotchée sur le papier, avec ces mots : “Quand tu seras prête.”
Je n’ai pas branché la clé tout de suite. J’ai lu la lettre, une fois, puis une seconde, puis une troisième, parce que certaines phrases ne veulent pas entrer du premier coup.
Elle ne parlait pas de Thibault. Elle ne parlait pas d’Aurélie. Elle parlait de moi, comme si j’avais enfin été visible.
Elle disait qu’elle avait honte, parfois, de m’avoir laissée porter plus qu’une fille ne devrait porter. Elle disait que je n’avais pas « vécu gratuitement », que j’avais payé chaque tuile du toit avec mes nuits, chaque meuble avec mes reins, chaque mètre carré avec ma jeunesse. Elle disait qu’elle m’aimait, simplement, sans conditions, sans dette.
À la fin, il y avait une phrase qui m’a transpercée, nette, sans pathos :
“Quand tu ouvriras cette lettre, ma chérie, promets-moi de t’occuper de toi comme tu t’es occupée de nous.”
J’ai posé le papier sur ma poitrine comme on pose une main sur une plaie pour arrêter le sang. Et, pour la première fois depuis des mois, j’ai senti mes yeux brûler.
Je n’ai pas pleuré longtemps. Pas parce que je ne voulais pas. Parce que, en bas, on a frappé à la porte.
Trois coups, secs, autoritaires, ceux qui n’annoncent pas une visite mais une intrusion.
Je suis descendue trop vite, le cœur déjà en alerte, le corps redevenu celui d’une femme qui a appris à réagir avant de comprendre. À travers le vitrage, j’ai vu deux silhouettes et un homme en manteau sombre, dossier sous le bras.
Thibault. Aurélie. Et l’inconnu.
J’ai ouvert la porte juste assez pour qu’ils voient mon visage, pas assez pour qu’ils entrent.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Thibault a souri, ce sourire professionnel qu’il sert d’habitude aux clients, le même qui dit : je suis calme, donc j’ai raison.
« On vient récupérer ce qui nous appartient. Et on n’est pas seuls. »
L’homme en manteau a avancé un pas. Il avait une mallette, une écharpe bien mise, et ce regard neutralisé des gens qui vivent de conflits sans jamais les habiter.
« Madame, je suis commissaire de justice. Je suis mandaté pour constater… »
« Constatez quoi ? » Ma voix était plus froide que je ne l’aurais cru. « La violation de domicile ? Parce que, ça, je peux le constater toute seule. »
Aurélie a levé les mains, faussement apaisante, les yeux déjà brillants comme si elle s’était entraînée devant un miroir.
« Solène, arrête ton cinéma. On veut juste parler. Tu nous as menacés hier, tu nous as humiliés, et maintenant tu joues la victime. »
J’ai senti une fatigue ancienne remonter, la même que celle des nuits à 3 heures du matin quand Papa hurlait parce qu’il croyait qu’on l’enlevait. La même fatigue que celle de répéter les choses simples à des gens qui refusent de comprendre.
« Vous ne rentrez pas. »
Thibault a changé de ton, la colère affleurant sous le costume.
« On a des droits. Et si tu continues, on va faire appel à un avocat spécialisé. Tu crois que ça va te coûter combien ? Tu crois que tu vas tenir ? »
Je l’ai regardé, et j’ai vu quelque chose d’enfantin derrière ses menaces : la panique. Pas une panique de deuil. Une panique d’argent.
« J’ai déjà dit hier. La maison est à moi. Et si vous insistez, j’appelle la gendarmerie. »
Le commissaire de justice a consulté son dossier, visiblement mal à l’aise. Il n’aimait pas les situations où la réalité est plus solide qu’un papier.
« Madame, je… je vous informe simplement… »
Je l’ai interrompu, sans violence, mais sans place pour la négociation.
« Informez-les dehors. Vous êtes sur mon seuil. Et eux ne sont pas invités. »
Aurélie a fait un pas vers moi, comme si elle allait s’accrocher à mes bras, comme si elle allait rejouer la scène du cercueil, mais ici il n’y avait pas de public à séduire. Sauf que… il y en avait un.
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