Ils ont brûlé la moto de mon frère pendant sa crémation, mais leur haine a réveillé tout l’immeuble

Ils ont brûlé la moto de mon frère pendant que je l’accompagnais au crématorium.

Quand je suis revenu de la cérémonie pour Luc – mon petit frère, qui avait survécu à trois opérations extérieures avec l’armée pour finir emporté par un cancer à cinquante-quatre ans – il ne restait de sa moto que des morceaux de métal tordus, du plastique fondu et une odeur de brûlé, exactement sur la place de parking qu’il payait tous les mois depuis des années.

Le gérant de la résidence m’attendait là, les mains dans les poches, avec un petit sourire sec. Dans l’autre main, il tenait une lettre recommandée.

« Monsieur, vous ne pouvez plus rester ici, » a dit monsieur Laurent, le responsable de l’immeuble. « Et ce genre d’engin n’a rien à faire dans le parking d’une résidence correcte. Ça fait mauvais genre. »

Autour de nous, aux fenêtres, des rideaux remuaient. Les voisins regardaient comme si c’était un spectacle gratuit.

Luc vivait dans cet appartement depuis huit ans. Il n’avait jamais raté un loyer. Il dépannait tout le monde : il montait les courses des personnes âgées, réparait les vélos des gamins, changeait un robinet qui fuyait sans jamais rien demander en retour. Mais à peine son corps avait-il quitté le crématorium qu’on avait déjà fait disparaître ce qu’il aimait le plus au monde : sa vieille moto custom de 1978, qu’on avait entièrement remontée ensemble quand il était revenu de l’armée.

« C’était une verrue, » a ajouté monsieur Laurent en désignant les restes calcinés. « Et un mort n’a pas besoin d’une moto. »

Mon frère était décédé depuis exactement six heures. Six heures. Et on avait déjà détruit ce qui comptait le plus pour lui.

« Cette moto valait au moins trente mille euros, » ai-je dit. Ma voix était étonnamment calme, alors qu’à l’intérieur de moi, tout brûlait.

Il a haussé les épaules.

« Ah bon ? Prouvez-le. À mon avis, c’est juste des vandales. On voit ça partout, hein. Et puis, dommage qu’il n’y ait pas de caméra de surveillance dans ce coin du parking… »

Le même coin éloigné qu’il avait imposé à Luc, alors qu’il y avait des places plus proches de l’entrée. Luc devait marcher cent mètres de plus sur ses jambes abîmées par les éclats d’explosion, parce que monsieur Laurent ne voulait pas de « grosse moto » devant le hall, pour ne pas effrayer les futurs locataires.

Je me suis accroupi près de la carcasse encore tiède. Luc avait passé deux ans à restaurer cette machine. Chaque boulon, chaque joint, chaque pièce polie avait été pour lui une séance de thérapie après le retour de mission.

Quand les cauchemars le réveillaient en sueur, il descendait à la cave travailler sur la moto. Quand la douleur de ses cicatrices devenait trop forte, il frottait le métal jusqu’à voir son reflet clairement dans le chrome.

« Vous avez quarante-huit heures pour enlever ce tas de ferraille, » a poursuivi le gérant. « Et je veux que vous quittiez l’appartement. Le bail est au nom de Luc Martin, pas du vôtre. Vous n’êtes qu’un invité qui est resté trop longtemps. »

« Je suis son frère. J’ai des droits. »

Il m’a regardé bien en face, avec un sourire froid.

« Vous n’avez rien. Pas de bail, pas de droit, plus de frère. »

Sur le palier du rez-de-chaussée, madame Benali, de l’appartement 3, observait discrètement. C’est elle qui apportait des petits plats à Luc les jours de chimio. Au balcon du deuxième, monsieur Costa fumait une cigarette. Luc lui avait refait tout le circuit électrique de son vieux four sans lui facturer un centime. Au rez-de-chaussée, Sophie, l’infirmière de nuit, entrouvrait à peine son rideau – Luc la raccompagnait souvent à sa voiture quand elle rentrait tard.

Personne ne disait un mot.

« Nettoyez ça, ou je fais venir une dépanneuse et j’enverrai la facture à la succession, » a conclu monsieur Laurent avant de tourner les talons. « Quarante-huit heures. Pas une de plus. »

Je suis resté là jusqu’à la nuit, assis par terre, les yeux fixés sur le tas de métal noirci devant moi. Les autres locataires arrivaient, repartaient, faisaient semblant de ne pas me voir. On aurait dit que la carcasse de la moto était radio­active.

Vers minuit, des pas hésitants ont résonné sur le bitume. Madame Benali s’est approchée, serrant son gilet autour d’elle.

« Je suis désolée, » a-t-elle murmuré sans oser me regarder. « Monsieur Laurent a menacé tout le monde. Il a dit que si quelqu’un se plaignait ou témoignait, il trouverait une raison pour résilier le bail. La plupart ici… on ne peut pas se permettre de déménager. »

« Tu as vu ce qui s’est passé ? » ai-je demandé doucement.

Elle a hoché la tête, les yeux pleins de larmes.

« Son neveu. Le grand, là… Hugo. Il a pris un bidon dans le local d’entretien. J’ai vu les flammes d’en haut. Et Laurent regardait de son bureau, la lumière allumée. »

« Tu accepteras de le dire devant un juge ? »

Elle s’est remise à secouer la tête tout de suite.

« Non… Je ne peux pas. Mes deux petits vivent avec moi. S’il me met dehors, je vais où ? À l’hôtel social ? Je… Je suis désolée. »

Elle est repartie presque en courant, me laissant seul avec les restes de la moto et un silence encore plus lourd.

Cette nuit-là, j’ai dormi – ou plutôt essayé de dormir – dans l’appartement de Luc. Son odeur était encore là, mélangée à celle du café froid et de l’huile de chaîne. J’ai ouvert ses placards comme on ouvre une boîte noire après un accident.

Son vieux uniforme de l’armée, soigneusement plié dans une housse. Des photos de lui et de ses camarades en treillis, quelque part sous un soleil écrasant. Ses papiers de mise à la retraite anticipée pour invalidité. Le compte-rendu du diagnostic de cancer. Et un gros classeur étiqueté « MOTO ».

À l’intérieur, il y avait tout : les factures de chaque pièce, des photos à chaque étape de la restauration, des estimations imprimées montrant la valeur de la moto – 32 000 euros, noir sur blanc. Et, coincé dans une pochette plastique, un document que je n’avais jamais vu : un testament, daté de trois semaines auparavant, où Luc écrivait d’une écriture un peu tremblée que la moto me revenait.

« Parce que tu es le seul à comprendre ce qu’elle représente pour moi », avait-il noté à la main en bas de la page.

Le lendemain matin, je me suis mis à téléphoner.

Aux anciens du régiment de Luc. Aux copains de son association de motards, « Les Frères de Route », avec qui il roulait avant que la maladie ne l’épuise. À l’association d’anciens combattants où il donnait des coups de main. Le bouche-à-oreille a fait le reste.

Vers midi, on a frappé à la porte. C’était, encore lui, monsieur Laurent.

« Je vous le rappelle, » a-t-il dit sans préambule, « ce parking n’est pas une déchèterie. Vous devez retirer cette carcasse, ça choque les autres résidents. »

« Ce n’est pas une carcasse, » ai-je répondu. « C’est une scène de crime. »

Il a éclaté de rire.

« Une scène de crime ? Allons, soyez sérieux. Vous ne prouverez jamais rien. Faites-moi confiance : faites-la enlever, et on n’en parle plus. Sinon, j’appelle la police. »

« Appelez-les, » ai-je dit. « Je veux justement déposer plainte. »

Son sourire s’est légèrement crispé.

« Écoutez, on peut s’arranger. Mais débarrassez le parking, et vous avez encore vingt-quatre heures dans le logement. Après, je lance la procédure. »

Ce qu’il ne savait pas, c’est que parmi les anciens camarades de Luc, il y avait Marc, reconverti en enquêteur privé, et Yanis, qui travaillait dans la cybersécurité. Et que les « Frères de Route » connaissaient quelques personnes dans à peu près chaque métier imaginable.

En moins d’une journée, ils ont remonté plusieurs pistes.

Marc a retrouvé la trace de plusieurs courriers recommandés où monsieur Laurent essayait depuis des mois de pousser certains locataires à partir pour « travaux de rénovation », toujours les plus anciens, ceux qui payaient un loyer modéré. Luc, avec son bail solide et son petit loyer protégé, était un caillou dans sa chaussure.

Yanis, lui, s’est occupé de la partie numérique. Il a retrouvé le compte d’Hugo, le neveu. Sur ses réseaux sociaux, le garçon s’était filmé, la nuit de l’incendie, avec une vidéo où l’on voyait vaguement des flammes au fond du parking et où il écrivait : « Une poubelle de moins dans la résidence ». Il avait effacé la publication le lendemain matin, mais sur Internet, rien ne disparaît vraiment. Yanis en a récupéré la copie et les métadonnées.

Et surtout, la caméra d’une petite boutique à côté de la résidence, orientée pile sur l’entrée du parking, avait tout enregistré : Hugo qui traverse avec un bidon, le feu qui prend, et, à la fenêtre illuminée du bureau, la silhouette immobile de monsieur Laurent.

Le lendemain, qui devait être, selon sa lettre, mon dernier jour autorisé dans l’appartement, je me suis installé à côté des débris de la moto. J’avais posé le classeur de Luc à côté de moi comme un dossier prêt à être ouvert.

C’est à ce moment-là que j’ai entendu les premiers moteurs.

Ce n’étaient pas les voitures des locataires. Le son était plus grave, plus nombreux. En quelques minutes, la rue s’est remplie de véhicules. Des motos, bien sûr. Des berlines banalisées. Des utilitaires. Beaucoup portaient un autocollant « ancien combattant », d’autres le logo d’une association de soutien aux blessés de guerre. Certains arboraient le patch discret des « Frères de Route ».

Ils se sont garés partout où c’était autorisé : le long du trottoir, sur les places libres du parking, un peu plus loin devant le square. En moins d’une heure, une centaine de personnes étaient là, debout autour du tas de métal noirci. Des hommes, des femmes, jeunes, vieux, tous avec ce même regard décidé.

Monsieur Laurent a déboulé du hall, livide.

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez pas le droit d’envahir comme ça ma résidence ! C’est une propriété privée, vous êtes tous en infraction ! »

Un homme aux cheveux gris, portant un vieux blouson où on lisait « opération extérieure » brodé, s’est avancé. C’était Marc.

« Personne ici n’est en infraction, » a-t-il dit calmement. « Nous sommes des visiteurs. Le règlement de la résidence autorise les locataires à recevoir du monde, non ? »

« Quel locataire ? Luc est mort, » a répliqué le gérant, de plus en plus nerveux.

Je me suis levé.

« Moi, » ai-je dit. « Je suis occupant à titre gratuit, et vous n’avez pas respecté la moindre procédure pour une expulsion. »

À ce moment-là, une berline noire s’est garée près de l’entrée. Un homme en costume en est sorti, attaché-case à la main.

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