La communication se coupa.
Marcel regarda son petit-fils.
— Tu n’aurais pas dû…
— Si, papi. On peut être modestes, mais pas invisibles.
Au siège de la direction d’AéroHexagone, dans un bureau vitré donnant sur le tarmac, le directeur général, Alain Moreau, parcourait des dossiers lorsqu’un appel prioritaire arriva.
Quelques minutes plus tôt, la commandante Renaud avait contacté un haut responsable de la sécurité civile, qui à son tour avait appelé le cabinet du directeur de la compagnie. La chaîne avait été rapide, portée par la mémoire d’un homme que beaucoup considéraient comme un exemple de discrétion et de courage.
— Monsieur Moreau, ici le service de sécurité civile, dit une voix ferme au téléphone. Nous avons un problème à bord d’un de vos vols. Il s’agit d’un ancien pompier décoré, invité à une cérémonie nationale. Il vient d’être rétrogradé de l’avant de l’appareil à un siège au fond, à cause d’un « passager fidèle ».
— Pardon ? fit le directeur, surpris. Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?
— Absolument. Il s’appelle Marcel Leroy. Ce nom vous dit quelque chose ?
Alain Moreau fronça les sourcils. Le nom lui était familier. Il se souvenait d’un article, quelques années auparavant, sur un vieux pompier qu’on présentait comme « un des visages du courage du quotidien ».
— Oui… Je vois. Quel vol ?
— AH 312, prêt au départ de Lyon vers Paris.
— Donnez-moi deux minutes, répondit Moreau.
Il raccrocha, se connecta au système interne, vérifia le manifeste, les changements de places. Il tomba sur une note automatique : « Réattribution des sièges avant pour passagers fidélité Platine. » Aucune mention du profil de M. Leroy.
Un malaise lui serra la gorge.
Il rappela aussitôt.
— C’est inacceptable, dit-il. Nous allons corriger cela immédiatement.
— Comment ? demanda la voix.
— Je vais envoyer un message direct à la porte d’embarquement, et je vais demander à ce qu’on fasse revenir l’équipe de cabine. Et si vous le souhaitez…
Il hésita.
— …vous pouvez, de votre côté, montrer que nos anciens sauveteurs ne sont pas seuls.
— Comptez sur nous, répondit la voix.
Dix minutes plus tard, dans le hall de l’aéroport de Lyon, un bruit se fit entendre sur le carrelage brillant.
Des pas lourds, mais synchronisés.
Les voyageurs qui marchaient vers leur porte ralentirent. Certains se retournèrent.
Un groupe de sapeurs-pompiers en uniforme, casques sous le bras, avançait d’un pas décidé. À leur tête, la commandante Sophie Renaud. À leurs côtés, deux représentants de la sécurité civile portaient leurs insignes sur leur veste sombre.
Les conversations diminuèrent. Des enfants pointèrent du doigt. Des employés de l’aéroport s’écartèrent pour les laisser passer.
Sophie s’arrêta devant la porte B12. La cheffe d’escale, surprise, se leva aussitôt.
— Bonjour… puis-je vous aider ?
— Je suis la commandante Renaud, répondit Sophie en montrant sa carte. Nous venons voir la cheffe de cabine du vol AH 312. Il y a une situation à régler avant le décollage.
À bord de l’appareil, Claire contrôlait une dernière fois la liste des passagers quand l’agent au sol la contacta par interphone.
— Claire, il y a ici la sécurité civile et une équipe de pompiers qui demandent à vous parler.
Elle sentit son cœur se serrer.
Quelques instants plus tard, la passerelle s’ouvrit de nouveau. Claire, étonnée, se retrouva face à Sophie Renaud, entourée de ses collègues en uniforme.
— Qui est responsable de cette cabine ? demanda la commandante d’une voix claire.
— C’est moi, répondit Claire, la gorge sèche.
— Très bien. Où se trouve Monsieur Marcel Leroy, ancien pompier décoré ?
— Il… il est assis… en 28B, murmura Claire.
— Et où devait-il être ?
— En 2A, dans la cabine Confort.
Sophie ferma les yeux une seconde, puis planta son regard dans celui de Claire.
— Alors expliquez-moi pourquoi un homme qui a passé sa vie à entrer dans des immeubles en feu pour sauver des inconnus est coincé au fond de l’avion, entre deux sièges serrés, pendant que des gens qui accumulent des points de fidélité occupent sa place.
Claire tenta d’évoquer les procédures, le système informatique, les « statuts clients ». Les mots se bousculaient, sonnaient creux.
Sophie leva une main pour l’interrompre.
— Je ne suis pas là pour parler de vos points de fidélité. Je suis là pour rappeler une chose simple : on doit du respect minimum à nos aînés, surtout quand ils ont risqué leur vie pour nous.
Elle regarda l’agent au sol.
— Nous allons monter quelques minutes à bord. Il faut réparer cela.
Dans la cabine, les passagers s’étaient déjà attachés. Le bruit sourd de l’appareil prêt au roulage vibrait dans le sol.
Quand la porte se rouvrit et que la commandante Renaud entra, suivie de plusieurs pompiers en uniforme, les conversations s’interrompirent net. Quelques téléphones se levèrent discrètement.
Sophie marcha jusqu’au milieu de l’avion.
— Mesdames et messieurs, excusez-nous de cette interruption, dit-elle d’une voix posée mais ferme. Nous cherchons Monsieur Marcel Leroy.
Au fond, une main ridée se leva timidement.
— C’est moi, répondit une voix tranquille.
Sophie s’avança dans l’allée et s’arrêta devant le rang 28. Elle le vit, recroquevillé entre deux passagers, les épaules raides de douleur.
— Monsieur Leroy ?
— Oui, madame.
Les pompiers qui l’accompagnaient se mirent aussitôt au garde-à-vous. Le geste surprit toute la cabine.
Le jeune aux écouteurs les retira, bouche bée.
— Monsieur Leroy, reprit Sophie, je suis la commandante Renaud, de la sécurité civile. Au nom de tous ceux que vous avez aidés dans votre vie, je tiens à vous présenter nos excuses pour la façon dont vous avez été traité à bord de ce vol.
Marcel cligna des yeux, ému.
— Ce n’est pas la peine… murmura-t-il. Je ne voulais pas faire d’histoires.
— Vous n’avez rien fait, justement, répondit Sophie. C’est à nous de faire ce qu’il faut. Voulez-vous bien nous suivre ?
Elle lui tendit le bras pour l’aider à se lever. Lucas, qui observait la scène quelques rangs plus loin, sentit sa gorge se serrer.
Les passagers écartèrent leurs jambes, leurs sacs, pour laisser passer Marcel dans l’allée. Certains baissaient les yeux, gênés. D’autres le regardaient avec respect.
Arrivés à la cabine avant, Sophie s’arrêta devant le siège 2A.
— Monsieur Leroy, c’est ici votre place. Là où vous auriez dû être depuis le début.
Marcel s’assit avec précaution. Le siège semblait immense après le 28B. Ses genoux avaient de l’espace, son dos trouvait un appui correct. Il posa sa main sur l’accoudoir, presque ému par cette simple absence de douleur.
— Merci, dit-il doucement.
— Non, Monsieur, répondit Sophie. C’est nous qui vous remercions.
Elle se tourna ensuite vers les autres passagers de la cabine avant.
— Mesdames et messieurs, cet homme est un ancien pompier décoré. Pendant des années, quand il entendait une alarme, il courait vers le danger pendant que tout le monde fuyait. Aujourd’hui, nous ne lui offrons pas un privilège. Nous lui rendons juste un peu de la dignité qu’il mérite, comme tous nos aînés.
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