Quand j’ai vu quatorze motos entourer mon fils autiste sur un parking désert à deux heures du matin, j’ai cru vivre le pire cauchemar d’une mère.
J’ai appelé le 17 en hurlant.
Mais quand j’ai compris ce qui se passait vraiment, je me suis mise à genoux sur l’asphalte et j’ai éclaté en sanglots.
Mon fils, Léo, 8 ans, qui n’avait pas prononcé un seul mot depuis cinq ans, se tenait au milieu de ce cercle de motos et faisait des sons que je ne lui avais jamais entendus.
Les motards ne lui faisaient pas de mal.
D’une manière que ni les médecins, ni les psys, ni les éducateurs spécialisés n’avaient réussi à trouver, ils étaient en train de le rejoindre dans son monde.
Et tout a commencé parce que Léo s’était échappé de la maison à deux heures du matin pour suivre un bruit qu’il connaissait par cœur… celui des moteurs.
Ce que ces inconnus en cuir ont fait ensuite a changé pour toujours ce que je pensais du handicap de mon fils, de mes jugements rapides… et des hommes qui roulent à moto en pleine nuit.
Mais d’abord, je dois vous expliquer pourquoi Léo se trouvait sur ce parking, pourquoi il est aimanté par le bruit des grosses cylindrées, et pourquoi le chef de ce groupe de motards était à genoux sur le bitume, les joues trempées de larmes, en murmurant :
« Je sais que tu es là, petit. Mon frère était comme toi. »
Je m’appelle Claire Martin.
J’ai 35 ans, je suis infirmière de nuit dans un hôpital de province, et je suis maman solo.
Le père de Léo est parti quand notre fils avait trois ans, peu après le diagnostic.
Il m’a dit, un soir, en rangeant ses affaires dans une valise :
« Je n’ai pas signé pour un enfant… cassé. »
Je ne lui ai plus jamais pardonné cette phrase.
Léo avait commencé à parler tard, mais il disait déjà « maman », « eau », « encore ».
Et puis, du jour au lendemain, plus rien.
Pas une lente diminution.
Un silence brutal.
Un matin, il a cessé de répondre, comme si quelqu’un avait éteint un interrupteur à l’intérieur de lui.
Les médecins ont parlé de trouble du spectre de l’autisme, de mutisme sélectif.
Ils m’ont dit qu’il ne parlerait peut-être jamais vraiment.
Nous avons tout essayé : orthophonie, psychomotricité, musique, jeux, pictogrammes, régimes, compléments alimentaires, prières murmurées en cachette dans la cuisine.
Rien ne semblait franchir le mur invisible qui entourait mon fils.
Parfois, il utilisait sa tablette avec des images pour demander à boire ou pour signaler qu’il avait mal.
Mais la plupart du temps, Léo vivait dans son univers à lui, un univers auquel je n’avais pas la clé.
Sauf pour une chose.
Les motos.
Il pouvait passer des heures à regarder des vidéos de motos sur internet, casque sur les oreilles, le corps balançant d’avant en arrière, un petit bourdonnement sortant de sa gorge.
Ses éducateurs disaient que c’était une « fixation », un centre d’intérêt restreint, fréquent chez les enfants autistes.
Moi, je voyais juste que, quand il entendait un moteur, son regard s’allumait comme pour rien d’autre.
La nuit où tout a basculé, je sortais d’une très longue garde.
Service d’urgences saturé, lits manquants, coups de sonnette toutes les deux minutes… Vous voyez le tableau.
Ma mère gardait Léo à la maison. Elle a 68 ans, elle adore son petit-fils, mais elle se fatigue vite.
J’avais installé des verrous spéciaux en haut de la porte d’entrée, parce que Léo est ce qu’on appelle un « fugueur ».
Il peut ouvrir une porte sans un bruit et disparaître en quelques secondes.
Ce soir-là, j’ai oublié de remettre le verrou du haut avant de partir travailler.
Une erreur. Un petit geste de rien du tout.
Le genre d’oubli qui ne pardonne pas.
À deux heures du matin, alors que je rangeais des dossiers dans le bureau infirmier, mon téléphone s’est mis à vibrer frénétiquement.
L’alarme du traceur GPS que Léo porte à la cheville s’était déclenchée.
Sur l’écran, un petit point rouge clignotait : il se trouvait à presque un kilomètre de la maison, vers un ancien centre commercial abandonné en bord de nationale.
J’ai senti mon sang se glacer.
Je n’ai même pas prévenu ma cadre.
Je me suis contentée de dire à une collègue :
« Mon fils s’est sauvé, je dois y aller. »
et je suis partie en courant.
Je ne sais même plus comment j’ai conduit.
Je me rappelle seulement le compteur trop haut, les feux rouges qui passaient au orange, mes mains crispées sur le volant et un seul mot dans ma tête : vivant, vivant, vivant.
Quand je suis arrivée sur le parking du centre commercial, mes phares ont balayé une scène qui m’a coupé les jambes.
Quatorze motos formaient un cercle, moteurs allumés, phare allumés, comme une ronde de bêtes métalliques.
Au milieu, un petit corps en pyjama bleu.
Mon fils.
J’ai freiné si brusquement que la voiture a tressailli.
J’ai déjà attrapé mon téléphone pour composer le 17 en sortant du véhicule.
— Ils l’encerclent ! ai-je crié. Je ne sais pas qui c’est, des motards ! Dépêchez-vous, parking de l’ancien Super U, à la sortie de la ville !
Je me suis mise à courir vers eux, prête à hurler, à frapper, à m’interposer s’il le fallait.
Et puis je me suis arrêtée net.
Léo riait.
Pas seulement un petit ricanement nerveux.
Un rire franc, éclatant, un bruit que je n’avais pas entendu sortir de sa bouche depuis des années.
Autour de lui, les motos étaient tournées vers l’extérieur, comme un rempart.
Les motards ne le touchaient pas. Ils formaient une barrière entre lui et le reste du monde.
Les moteurs accéléraient par à-coups, selon un rythme précis.
Et Léo… dirigeait tout.
Ses mains montaient, les moteurs rugissaient plus fort.
Ses mains descendaient, ils se calmaient.
Et lui produisait des sons pour les accompagner.
Des « vrrrr », des « brrr », des « rouuoum », qu’il modulait pour imiter les bruits des moteurs.
Un géant barbu, la barbe grise tombant sur son blouson, était à genoux à côté de Léo.
Pas trop près — comme s’il savait que mon fils n’aimait pas le contact physique — mais suffisamment pour le rattraper au moindre déséquilibre.
— C’est ça, petit, murmurait-il. Tu nous dis comment ça doit sonner. On t’écoute.
Léo s’est tourné vers lui et a fait un long « Rrrrr ».
Le motard a doucement fait monter les tours de son moteur pour reproduire exactement ce son.
Léo a éclaté de rire et a recommencé, plus fort :
— RRRRRR !
Et cette fois, les quatorze motos ont répondu en chœur.
C’est à ce moment-là que mes jambes ont lâché.
Je me suis retrouvée à genoux sur le bitume froid, les mains devant la bouche, incapable de faire un pas de plus.
Mon fils communiquait.
Il était relié aux autres.
Il jouait.
Le grand barbu a été le premier à me remarquer.
Il a levé la main, et, comme sur un signal, les moteurs se sont tus les uns après les autres.
Léo s’est figé immédiatement, son corps se tendant comme un arc.
— Non, non, non, petit, a murmuré l’homme d’une voix rassurante. On fait juste une petite pause. Les motos se reposent.
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