Puis il s’est tourné vers moi.
— C’est vous, la maman ?
J’ai hoché la tête, incapable de sortir un son.
— On l’a trouvé sur la départementale, a-t-il expliqué.
Les voitures le frôlaient. On a bloqué la route avec nos motos pour éviter qu’il se fasse renverser. Quand on a essayé de le faire sortir de la chaussée, il s’est mis à paniquer, il criait, il se débattait.
Un autre motard, plus jeune, couvert de tatouages sur les avant-bras, a ajouté :
— Mon fils est autiste. J’ai reconnu les gestes, le regard. Je me suis dit que le bruit des moteurs le calmerait. Alors j’ai mis le contact.
— Il n’a pas fait de son depuis cinq ans, ai-je réussi à articuler. Pas un seul mot.
Les hommes ont échangé des regards.
— Vous en êtes sûre ? a demandé le grand barbu. Parce que là, il « parle » avec nos machines depuis une bonne vingtaine de minutes.
Il a rallumé doucement sa moto, mais sans accélérer.
Léo a aussitôt posé sa main sur le réservoir, comme quelqu’un qui retrouve un ami, et a produit un grondement sourd qui épousait exactement la vibration du moteur.
— Il est écholalique, a dit une voix de femme derrière moi.
Je me suis retournée.
Une motarde, la cinquantaine, cheveux courts qui dépassaient de son casque, s’était avancée.
— Je suis orthophoniste, a-t-elle ajouté en enlevant son casque. Hélène Dubreuil. Je roule avec eux le week-end, on a créé une association de motards pompiers à la retraite, Les Casques Solidaires.
Elle a montré Léo du menton.
— Votre fils imite les sons. C’est une echolalie, mais avec les bruits de moteur. C’est souvent une bonne nouvelle : cela veut dire que la voie vocale est intacte. Quelque chose est simplement verrouillé.
— On a essayé des sons, de la musique, balbutiai-je. Des instruments, des chansons…
— Mais pas des motos, n’est-ce pas ? a répondu Hélène avec un petit sourire. Regardez-le. Il ne fait pas que « supporter » le bruit. Il s’y accroche. Il le contrôle. C’est comme si les vibrations lui ouvraient une porte.
À ce moment-là, les gyrophares bleus sont apparus au bout du parking.
Une voiture de gendarmerie, puis une deuxième.
Les gendarmes sont descendus, méfiants, mains posées sur leurs ceinturons.
Je suppose que, de loin, quatorze motards autour d’un enfant, ça n’inspire pas la confiance.
— On nous a signalé une possible tentative d’enlèvement, a lancé l’un d’eux.
— C’est moi, ai-je dit tout de suite. J’ai paniqué. Ils l’aident. S’il vous plaît, regardez.
Le chef de patrouille a posé les yeux sur Léo.
Mon fils marchait d’une moto à l’autre, posait sa main sur les réservoirs, produisait pour chacune un son différent.
Un grondement grave pour les vieilles grosses motos.
Un sifflement aigu pour les engins plus légers.
Hélène a soufflé :
— Il différencie les timbres. Il associe chaque son à une sensation. C’est incroyable.
Le grand barbu s’est levé lentement.
— Messieurs, a-t-il dit, on est une association déclarée, Les Casques Solidaires.
Anciens pompiers, anciens secouristes, quelques retraités qui aiment encore un peu trop les motos. On organise des collectes de jouets pour le service pédiatrique de l’hôpital tous les ans. Ce soir, on revenait d’une balade nocturne quand on a vu le petit sur la route. On a juste voulu le protéger jusqu’à ce que la famille arrive.
Un des gendarmes l’a reconnu.
— Vous êtes bien ceux qui avaient amené un camion de peluches à Noël, pour l’hôpital ?
— C’est nous, a répondu l’homme avec un léger sourire.
La tension est retombée d’un coup.
Les gendarmes ont pris nos identités, noté l’heure, le lieu, posé quelques questions. Mais leurs regards restaient attirés vers Léo, comme tout le monde.
Mon fils, mon petit garçon silencieux, était en train de mener un concert de moteurs sur un parking abandonné, à deux heures du matin, avec une aisance que je ne lui avais jamais vue.
— Il est toujours attiré par les motos ? m’a demandé Hélène doucement.
— Depuis tout petit, ai-je répondu. C’est sa plus grande obsession.
— Il existe, dit-elle, un centre dans le sud de la France qui travaille avec des vibrations pour les enfants non verbaux. Pas forcément des motos, plutôt des plates-formes vibrantes, de la musique très basse fréquence. Les résultats sont impressionnants.
Le grand barbu — l’homme que tout le monde appelait « Tonnerre » — a entendu.
— On n’a pas besoin d’un grand centre, a-t-il dit. On peut faire quelque chose ici.
Les gars, combien seraient prêts à revenir si ça aide le gamin ?
Toutes les mains se sont levées sans hésitation.
— On pourrait se retrouver une fois par semaine, a proposé Hélène. Dans un endroit sécurisé. On travaille avec les moteurs comme outil, on encadre, on observe.
— Je ne pourrai jamais payer, ai-je dit, la gorge serrée.
Tonnerre m’a regardée comme si j’avais dit une absurdité.
— Madame, a-t-il répondu calmement, quand j’étais encore pompier, j’ai vu plus de détresse que je ne peux l’expliquer. Et souvent, c’étaient les gamins qui prenaient tout de plein fouet. On a créé cette association pour rendre quelque chose. Personne ne vous demandera un centime.
À ce moment précis, Léo s’est planté devant la moto de Tonnerre, un énorme monstre noir aux chromes brillants.
Il a posé les deux mains sur le réservoir, a fermé les yeux, comme pour sentir chaque vibration.
Et il a prononcé, d’une voix rauque, hésitante, mais parfaitement claire :
— To… nne… rre.
Le temps s’est arrêté.
Je crois que même les moteurs se sont tus.
— Répète, petit, a murmuré l’homme, la voix tremblante.
— Tonnerre, a dit Léo, un peu plus fort.
C’était un prénom, un surnom, peu importe.
C’était surtout son premier mot depuis cinq ans.
Je me suis effondrée sur place, les mains sur le visage, secouée de sanglots.
Hélène m’a posé une main sur l’épaule.
Même les gros bras tatoués essuyaient leurs yeux du revers de la manche.
— Voilà, a chuchoté Tonnerre. On y est.
Les heures suivantes sont floues dans ma mémoire.
Les gendarmes ont fini par repartir, rassurés.
Ma mère est arrivée en robe de chambre, livide, et a pris Léo dans ses bras aussi longtemps qu’il l’a supporté.
Les motards, eux, sont restés jusqu’à l’aube.
Ils rallumaient leurs moteurs par moments, un par un, pendant qu’Hélène observait Léo, notait des choses sur un carnet.
— Les motos lui servent de pont, m’a-t-elle expliqué plus tard.
Un pont entre ce qu’il ressent à l’intérieur et ce qu’il peut émettre vers l’extérieur. Les sons, les vibrations, le contrôle qu’il a sur nous quand il lève les mains… Tout cela lui donne une sensation de maîtrise qu’il n’a jamais eue ailleurs.
Avant de partir, Tonnerre m’a regardée droit dans les yeux.
— On se revoit samedi prochain ?
J’ai hésité une seconde.
La fatigue, la peur, les « et si » tournaient en rond dans ma tête.
Puis j’ai regardé Léo.
Il caressait encore du bout des doigts le guidon d’une moto, un petit sourire au coin des lèvres.
— Samedi, ai-je répondu.
Une semaine plus tard, nous nous sommes retrouvés dans un ancien entrepôt municipal, prêté par la mairie.
Grande porte métallique, sol en béton, murs vides. Idéal : pas de circulation, pas de voisins à réveiller.
Les motos étaient alignées en demi-cercle.
Hélène avait installé une table avec des pictogrammes, des bouchons d’oreille, des casques anti-bruit pour réguler l’intensité.
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