Je n’ai pas « kidnappé » mon grand-père de l’EHPAD.
Je l’ai simplement aidé à s’enfuir assez vite pour qu’il ait encore le temps de se sentir vivant.
Mon grand-père ne parle plus. L’AVC lui a volé sa voix et ses jambes il y a six mois.
Mais il lui reste ses yeux, sa main droite… et ses souvenirs de moto.
Je m’appelle Léo, j’ai onze ans.
Assez grand pour comprendre quand les adultes mentent, assez petit pour qu’ils pensent encore que je ne vois rien.
Maman répète à tout le monde que Papy « va mieux » à l’EHPAD Les Tilleuls.
C’est faux.
Je le vois les mardis et les vendredis, quand Maman me laisse là pendant qu’elle termine son service à la boulangerie.
À chaque visite, il est un peu plus absent. Pas son corps – il est toujours large d’épaules, même dans son fauteuil.
Mais à l’intérieur… il s’éteint.
Avant, Papy était président d’un club de motards de notre région.
Pas un truc de film américain avec bagarres et blousons effrayants.
Un vrai club français, « Les Frères du Vent », des types qui faisaient des balades, des collectes pour des associations, des escortes pour des manifestations caritatives.
Quarante ans sur les routes.
Le matin de l’AVC, Maman l’a trouvé allongé sur le sol de son garage, la main tendue vers sa grosse moto noire, comme s’il essayait encore de l’attraper.
Les médecins ont réussi à lui sauver la vie, mais pas ses jambes.
Ni sa voix.
Le côté gauche ne répond plus, et la partie du cerveau qui commande la parole est abîmée.
Il comprend tout, mais il ne peut plus que serrer la main et parler avec ses yeux.
Deux mois plus tard, Maman a vendu sa moto.
— Il ne roulera plus, disait-elle. La voir, ça ne ferait que lui faire du mal.
Elle croyait avoir raison.
Je sais qu’elle avait tort.
J’étais là quand elle lui a annoncé.
Je n’oublierai jamais son regard.
Comme une porte qui se referme de l’intérieur.
Puis elle l’a fait entrer à l’EHPAD.
— Il aura de meilleurs soins là-bas, Léo. Et puis… je ne peux pas tout gérer.
Les Tilleuls sont propres, clairs, bien chauffés.
Et pourtant, pour moi, c’est un endroit où les vieux attendent que les jours passent en regardant la télévision trop forte.
La chambre de Papy donne sur le parking.
Il passe des heures à fixer la grille, comme s’il espérait entendre encore le grondement d’un moteur, sentir l’odeur de l’essence et du cuir.
Au début, ses amis motards venaient le voir.
Ils arrivaient par deux, gentiment, en respectant les règles de l’établissement.
Ils parlaient doucement, posaient leur main sur son épaule, plaisantaient pour cacher leurs yeux brillants.
Mais Maman s’est plainte à la direction.
Elle disait qu’ils étaient « trop bruyants », « trop impressionnants pour les autres résidents », et que ça perturbait « la récupération » de Papy.
Résultat : on leur a interdit les visites.
— C’est pour son bien, m’a-t-elle dit. Il doit penser à sa rééducation, pas à son ancien club.
Mais Papy ne se rééduquait pas.
Il se laissait couler.
La semaine dernière, tout a basculé.
Je l’ai trouvé avec une photo dans la main.
Sur la photo, il était sur sa moto, et j’étais derrière lui, à cinq ans, les bras autour de sa taille, le sourire plus grand que mon casque.
Notre première balade ensemble.
Il ne faisait aucun bruit, mais des larmes coulaient sur ses joues.
C’est là que j’ai décidé de le « voler ».
Je savais qu’il y avait un scooter électrique quelque part dans le couloir.
Un autre résident, Monsieur Raymond, en a un. Il ne l’utilise presque pas. Il dit qu’il préfère son déambulateur, qu’au moins, avec, il sent encore ses jambes travailler.
Le scooter reste donc toujours chargé. Prêt à partir.
Je connaissais aussi les habitudes de l’EHPAD.
La relève d’équipe commence à 6 h. Pendant un quart d’heure, ça court dans tous les sens. Les soignants de nuit terminent, ceux du matin arrivent, tout le monde discute à l’accueil.
C’est le seul moment où le couloir du rez-de-chaussée est presque vide.
La veille, j’ai pris la main de Papy, sa main droite, celle qui fonctionne encore.
Avec mon doigt, j’ai tracé des lettres dans sa paume :
« DEMAIN. AUBE. FAIS-MOI CONFIANCE. »
Il m’a serré la main deux fois.
Notre code pour dire « oui ».
Le lendemain, j’étais là avant 6 h, avec mon sac à dos.
Dans mon sac : une bouteille d’eau, un vieux coupe-vent de Papy, un bonnet, et un paquet de biscuits.
Pour le transférer du fauteuil au scooter, j’ai cru que je n’y arriverais jamais.
Il est lourd, et moi, je ne suis qu’un gamin de onze ans.
Mais parfois, l’envie de sauver quelqu’un est plus forte que les muscles.
Papy essayait de m’aider avec son bras valide. Nous avons progressé centimètre par centimètre.
Quand enfin il a été installé, il respirait fort, mais ses yeux brillaient.
J’ai calé ses pieds sur le plateau, ajusté le dossier, puis j’ai serré les freins.
La porte de sortie donnait sur un petit jardin et ensuite sur le portail. Elle était protégée par un digicode.
Je l’avais observé des dizaines de fois.
Le code ? 1 – 9 – 8 – 2. L’année de l’ouverture de l’EHPAD, gravée sur une plaque dans l’entrée.
J’ai tapé les chiffres.
Le verrou a claqué.
La porte s’est ouverte.
L’air du matin a caressé le visage de Papy. Il a fermé les yeux et pris une inspiration profonde, comme si ça sentait déjà la route.
— On y va, Papy, ai-je murmuré. On va au pont. Celui où tu m’as appris à conduire la petite moto. Tu te souviens ?
Sa main a serré la mienne. Deux fois.
Ce que je ne lui avais pas dit, c’est que quelqu’un les attendait là-bas.
Tous les attendait.
Grâce au téléphone d’un des motards que j’avais encore en contact – Julien, qu’on appelle « Jojo » – j’avais prévenu les Frères du Vent.
Ils s’étaient organisés en silence.
On avait choisi le vieux pont sur la Loire, à la sortie de la ville. Celui où Papy m’expliquait comment « faire confiance à la machine ».
Cent quarante motards.
De toute la région.
Des retraités, des artisans, des infirmiers, des profs, des chauffeurs. Des gens normaux, avec des vies normales, mais un même amour : la route et leurs frères.
Je me suis mis à côté du scooter, et j’ai doucement poussé la poignée d’accélération.
Le petit moteur électrique a ronronné. Rien à voir avec le rugissement d’une grosse cylindrée, mais les yeux de Papy se sont agrandis.
Sa main bonne a attrapé la poignée comme par réflexe.
Nous avons quitté l’allée de gravier, traversé le petit parking, pris la piste cyclable qui longe la rivière.
Trois kilomètres.
À cette vitesse-là, ça ferait vingt, vingt-cinq minutes.
Je marchais, puis je trottinais à côté de lui, une main sur son épaule pour le stabiliser.
Au bout de dix minutes, il avait des larmes plein les yeux. Mais cette fois, ce n’étaient pas des larmes de tristesse.
— On y est presque, ai-je dit doucement. Le pont. Là où tu m’as appris qu’on ne contrôle pas tout, mais qu’on peut toujours choisir de ne pas lâcher le guidon.
Main serrée. Deux fois.
C’est à ce moment-là que je les ai entendus.
D’abord un grondement lointain, comme un orage.
Puis le bruit a grossi, s’est rapproché, reconnaissable entre mille : des moteurs de motos, des dizaines, peut-être plus.
Le corps de Papy s’est tendu. Sa main a serré la poignée jusqu’à blanchir les doigts.
Ses yeux cherchaient la source du bruit.
Au sommet de la petite côte, nous les avons vus.
Des motos rangées sur toute la longueur du pont, des deux côtés.
Des silhouettes en blousons, casques posés sur les selles, foulards autour du cou.
Leur gilet portait tous le même écusson : un vent stylisé, un visage qui sourit, et ces mots : Les Frères du Vent.
Julien – « Jojo » – a été le premier à nous remarquer.
Grand, barbe poivre et sel, un peu intimidant pour ceux qui ne le connaissent pas, mais toujours le premier à me glisser un bonbon en douce.
Il a levé le poing. Silence. Puis tous les autres ont fait pareil.
Des dizaines de poings levés, en signe de salut, pour un vieux président sur un scooter électrique.
Je poussais le scooter entre les deux rangées de motos.
Les moteurs tournaient encore, dans un grondement grave. Le pont vibrait légèrement.
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