Papy pleurait. Pour de bon.
Sa main valide se détachait parfois de la poignée pour effleurer un réservoir, un guidon, une épaule.
Les motards s’inclinaient pour lui toucher la main, la joue, la tête.
On aurait dit une sorte de bénédiction à l’envers : ce n’était pas lui qui donnait, c’était eux qui lui rendaient tout ce qu’il leur avait un jour offert.
Au milieu du pont, ils avaient préparé quelque chose.
Sur un petit tabouret, il y avait le vieux casque de Papy. Celui que Maman n’avait pas réussi à vendre, parce qu’elle ne savait pas que je l’avais caché dans le grenier.
Juste à côté, son gilet en cuir, avec l’écusson du club et le mot « Président » brodé au dos.
Jojo s’est approché, le visage sérieux.
— On les a gardés pour toi, vieux, a-t-il dit, en parlant fort pour que Papy entende malgré le bruit des moteurs. Ta place est là. Ton fauteuil au local est toujours vide. Il le restera. Tu restes notre président.
Je l’ai aidé à lui enfiler le gilet.
Il nageait un peu dedans, il avait maigri.
Mais quand je lui ai posé le casque sur la tête, j’ai vu quelque chose se rallumer dans son regard.
Comme si, l’espace d’un instant, l’AVC était loin.
Et puis, d’un geste, Jojo a coupé le contact de sa moto.
Un par un, les autres ont imité le mouvement.
Les moteurs se sont arrêtés, jusqu’au silence complet.
— On sait que tu ne peux plus rouler, a dit Jojo, à genoux à côté du scooter. On sait que tu ne peux plus parler. Mais pour nous, tu restes un des nôtres. Et ça, personne ne pourra te l’enlever.
La main de Papy a bougé. Lentement, comme si elle pesait une tonne.
Il a fermé le poing, puis tendu le pouce et le petit doigt.
Le signe qu’il m’avait appris quand j’étais plus petit. « Je t’aime », sans un mot.
Jojo a souri, la gorge serrée.
— Nous aussi, vieux. On t’aime. Tous.
C’est à ce moment-là que nous avons entendu un autre son : les sirènes.
Bien plus aiguës.
Bien plus pressées.
Maman avait trouvé le lit vide.
— Léo, a murmuré Jojo, en me regardant. Tu sais qu’ils vont venir le chercher.
J’ai hoché la tête.
— Je sais. Mais il avait besoin de ça. Juste une fois. Une dernière vraie balade.
Jojo m’a ébouriffé les cheveux.
— T’es un sacré gamin. Il t’a bien élevé.
Les voitures sont arrivées de l’autre côté du pont : une voiture de police municipale, une ambulance, puis la petite voiture de Maman.
Elle est sortie en trombe, rouge de colère et de peur.
— LÉO ! Qu’est-ce que tu as fait ?! Papa, mais… ça va pas ?! C’est dangereux, tu aurais pu… !
Elle parlait vite, trop vite, tremblait de partout. Elle disait des mots comme « irresponsable », « plainte », « mise en danger ».
Les policiers ne savaient pas trop quoi faire. Les motards étaient là, silencieux, formant un mur tranquille derrière le scooter, sans aucune menace, mais bien présents.
Et c’est là que Papy a fait quelque chose que personne n’attendait.
Avec un effort immense, tremblant, il a levé sa main bonne.
Il a enlevé lui-même son casque.
Puis il me l’a tendu.
Ensuite, il a pointé le doigt vers son gilet. Vers les motards. Vers le pont.
Enfin, il a posé sa main sur sa poitrine et a légèrement incliné la tête.
Son message était clair, même sans parole :
C’est ici que je suis vivant. C’est eux, ma vie. C’est vous, ma famille. Ensemble.
Maman s’est arrêtée net.
Les larmes ont remplacé la colère.
— Je voulais te protéger, Papa… a-t-elle soufflé.
Papy a tendu la main dans sa direction.
Elle s’est approchée, s’est accroupie, a pris cette main entre les siennes.
Il l’a attirée doucement, puis a pointé successivement vers moi, vers les motards, vers lui.
Et il a tracé un cercle dans l’air.
— Tous ? a demandé Maman, la voix cassée.
Deux pressions sur ses doigts.
Oui.
Le retour vers l’EHPAD n’avait plus du tout la même couleur.
Maman roulait au pas derrière le scooter.
Les motos suivaient, moteurs au ralenti, comme une procession silencieuse, mais pas un enterrement.
Plutôt une sorte de cortège pour quelqu’un qui venait de retrouver quelque chose d’essentiel.
Devant Les Tilleuls, le directeur est sorti, très agacé.
— C’est inadmissible ! Vous comprenez ce que vous avez fait ? Les règles de sécurité… !
Jojo et les autres sont restés calmes, alignés derrière le scooter.
Maman s’est avancée, les yeux rouges mais décidés.
— Mon père va sortir de votre établissement, a-t-elle dit. Il rentre chez lui. Avec moi.
Si je dois signer des papiers, je les signerai.
Trois jours plus tard, Papy n’était plus résident des Tilleuls.
Il vit maintenant chez nous, dans notre petite maison de banlieue.
Maman a vidé le garage, installé un lit médicalisé près de la grande porte.
Les Frères du Vent sont venus un week-end entier pour construire une rampe solide, adapter les portes, installer des barres d’appui.
Tous les dimanches, ils débarquent à tour de rôle.
On ouvre le garage, on le roule dehors, au milieu des motos.
Il ne peut pas monter dessus, mais il peut les toucher, sentir la chaleur du moteur, le parfum d’huile et de cuir, écouter les histoires.
Il ne parle toujours pas.
Mais ses yeux sont redevenus lumineux.
La semaine dernière, Jojo a fait une surprise.
— C’est pour toi, vieux, a-t-il dit, en ouvrant la porte de sa remorque.
À l’intérieur, il y avait un side-car, spécialement aménagé.
Le fauteuil de Papy pouvait se fixer dedans, avec des attaches sécurisées, un pare-brise, tout ce qu’il faut.
— Pour le jour où tu te sentiras prêt, a ajouté Jojo.
Papy a fondu en larmes.
Les bonnes larmes, celles qui lavent la tristesse au lieu de l’ajouter.
Moi aussi, je commence à apprendre à conduire une petite moto, dans un terrain sécurisé, avec un équipement complet.
Maman n’était pas enchantée au début.
Mais elle a fini par soupirer :
— De toute façon, avec ton grand-père, c’était écrit d’avance.
Papy m’apprend aussi l’alphabet des signes avec sa main valide.
Hier, il a tracé sur sa cuisse, lentement :
« MERCI DE M’AVOIR SAUVÉ. »
Je lui ai répondu en imitant son geste :
« C’EST TOI QUI M’AS SAUVÉ EN PREMIER. »
Parce que c’est vrai.
Il m’a sauvé chaque fois qu’il est venu me chercher à l’école sur sa moto.
Chaque fois qu’il m’a montré qu’on peut être fort et tendre à la fois.
Chaque fois qu’il m’a prouvé qu’une famille, ce n’est pas seulement ceux qui portent le même nom, mais ceux qui se pointent quand tout va mal.
Ce matin-là sur le pont, plus de cent motards se sont pointés pour lui.
Ils continuent à venir, un par un, deux par deux, tous les dimanches.
Le scooter électrique est maintenant garé dans notre garage, à côté de deux motos des Frères du Vent qui restent souvent dormir là pour la nuit quand ils ont un peu trop traîné à discuter.
Parfois, je surprends Papy qui regarde le scooter.
Et je jurerais que le côté encore mobile de sa bouche se soulève dans un léger sourire.
Notre secret.
Notre balade.
Notre petite rébellion à 8 km/h contre la résignation.
Aux Tilleuls, on parle encore « du matin où un gamin a fait sortir son grand-père en cachette sur un scooter électrique ».
Certains appellent ça un scandale.
Moi, j’appelle ça de l’amour.
Et pour Papy, je crois que ce sera toujours
« la plus belle route de sa vie ».
Une route lente, bancale, entourée de frères, mais libre.






