On dit que les mensonges ont les jambes courtes. Le mien, celui de la “prise en charge constructeur” pour cette vieille Clio pourrie, je pensais qu’il avait couru assez vite pour disparaître à jamais. J’avais tort.
Les mensonges qu’on fait par humanité, eux, ils ont la mémoire longue. Ils reviennent vous mordre les mollets quand vous vous y attendez le moins. Mais pas pour vous faire mal. Juste pour vous rappeler que la roue tourne.
Six mois avaient passé depuis l’épisode de la petite infirmière.
L’hiver avait laissé place à un printemps pluvieux, le genre de temps qui fait rouiller les bas de caisse et grincer mes articulations. L’affaire de la Clio était devenue une anecdote que je gardais pour moi, un souvenir un peu chaud quand je fermais la caisse le soir. J’avais mangé mes pâtes au beurre, comme prévu. J’avais pesté contre L’administration, comme d’habitude.
Et la vie au garage avait repris son cours : des clients pressés qui pensent que je suis magicien, des fournisseurs qui augmentent les prix, et Thomas, mon chef d’atelier, qui continuait de me regarder de travers dès que je faisais une remise de cinq euros à une petite grand-mère.
— T’es trop bon, Patron. Ça te perdra, il me disait. — T’occupe pas de ma bonté, occupe-toi de la courroie de la 308, je répondais en grognant.
Ce mardi-là, c’était l’enfer. Un mardi noir. J’avais trois voitures en panne sur le parking, un client qui hurlait au téléphone parce que sa facture était trop salée, et une migraine qui me tapait sur les tempes comme un marteau-piqueur. J’étais sous un pont élévateur, les bras en l’air, en train de lutter avec un échappement soudé par la rouille. J’ai forcé. Trop forcé.
J’ai senti un “clac” sec dans ma poitrine, pas dans la voiture. Puis, plus rien. Le noir complet. Juste le bruit de ma clé à molette qui tombait sur le béton, résonnant bizarrement loin.
Quand j’ai ouvert les yeux, je n’étais plus dans mon garage. L’odeur familière d’huile de vidange et de poussière avait disparu, remplacée par celle, piquante et froide, de l’éther et du désinfectant. Le bip régulier d’une machine sur ma droite me tapait sur le système.
J’ai essayé de bouger. Mauvaise idée. J’étais branché de partout. — Restez tranquille, monsieur. Vous nous avez fait une belle frayeur.
La voix était douce, professionnelle, mais ferme. J’ai tourné la tête, les yeux encore brouillés. Une blouse blanche. Pas celle de Thomas. Une blouse d’hôpital. J’étais aux urgences cardiologiques. Apparemment, mon cœur de vieux mécano avait eu des ratés d’allumage. Un “infarctus mineur”, qu’ils disaient. Pour moi, c’était juste une panne moteur qui nécessitait un peu de repos, mais les médecins ne voyaient pas ça du même œil.
Je suis resté là deux jours, à tourner en rond dans mon lit comme un lion en cage. Je déteste ne pas être aux commandes. Je pensais à mon garage fermé, aux clients qui allaient râler, au chiffre d’affaires qui s’évaporait. J’étais un vieil ours mal léché, et je faisais vivre un enfer aux infirmières.
— La soupe est froide ! — C’est pas un lit, c’est une planche à repasser ! — Laissez-moi sortir, j’ai une boîte de vitesses à remonter !
Le troisième jour, vers 14 heures, la porte de ma chambre s’est ouverte. Je m’attendais à voir le médecin chef avec son air condescendant, prêt à me faire la morale sur mon tabagisme et mon stress.
Mais c’est une jeune femme qui est entrée. Elle poussait un chariot de médicaments. Elle s’est arrêtée net au pied de mon lit, le dossier médical à la main. Elle a froncé les sourcils, a regardé le nom sur la fiche, puis m’a regardé.
Le silence a duré cinq secondes. Une éternité. Puis, un sourire a commencé à se dessiner sur son visage. Pas un sourire poli d’infirmière. Un vrai sourire, qui plisse les yeux.
— Tiens donc, a-t-elle murmuré. Le spécialiste des rappels constructeurs.
J’ai plissé les yeux à mon tour. La blouse était à sa taille cette fois. Les cernes violets avaient disparu. Elle avait pris un peu de poids, l’air plus saine, plus solide. Ses cheveux étaient tirés en un chignon impeccable. C’était elle. La gamine de la Clio.
J’ai grommelé, soudainement gêné, tirant le drap jusque sous mon menton rugueux. — Je vois pas de quoi vous parlez. Je suis juste un patient qui veut qu’on lui fiche la paix.
Elle a posé son chariot et s’est approchée. Elle n’avait plus l’air de la petite souris tremblante d’il y a six mois. Elle dégageait une assurance nouvelle. Elle a vérifié ma perfusion avec des gestes précis, professionnels.
— Vous savez, a-t-elle dit sans me regarder, les yeux fixés sur le goutte-à-goutte, j’ai failli ne pas avoir ce poste ici. C’était mon dernier entretien. Si j’avais raté celui-là, je devais retourner vivre chez ma mère, à 400 bornes, dans un trou paumé sans travail.
Je ne répondais pas. Je fixais le plafond, comptant les dalles pour ne pas croiser son regard.
— J’ai eu le poste, a-t-elle continué. Parce que je suis arrivée à l’heure. Parce que j’étais calme. Parce que je savais que, le soir, je pourrais rentrer chez moi en sécurité. Parce que je n’avais plus cette boule au ventre à chaque fois que je tournais la clé de contact.
Elle s’est assise sur le bord du lit. C’est interdit, je crois, mais elle s’en fichait. — J’ai vérifié, vous savez. Sur Internet.
Je me suis raclé la gorge. — Vérifié quoi ? — Le rappel de série sur les Clio 2 pour le circuit de refroidissement.
J’ai senti mes oreilles chauffer. C’était ridicule. J’ai 55 ans, j’ai tenu tête à des contrôleurs fiscaux, mais là, face à cette gamine de 23 ans, je me sentais comme un apprenti pris la main dans le sac de bonbons.
— Et ? ai-je grogné. — Ça n’existe pas. Ça n’a jamais existé.
Elle a plongé sa main dans la poche de sa blouse et en a sorti quelque chose. C’était un petit porte-clés. Une petite voiture en métal, une Mercedes miniature. — Quand j’ai compris… j’ai pleuré. Pas de tristesse. De soulagement. J’ai compris qu’il restait des gens bien dans ce monde de brutes.
— C’était une erreur de facturation, j’ai tenté, sans aucune conviction. Ma secrétaire est nulle. — Vous n’avez pas de secrétaire, a-t-elle rétorqué avec un petit rire. C’est vous qui faites la compta le dimanche. Vous me l’aviez dit.
Elle a posé sa main sur mon bras. Une main douce, mais ferme. — Léo va bien. Il a 18 mois maintenant. Il marche. Grâce à vous, j’ai pu payer la crèche. Grâce à vous, j’ai pu garder mon indépendance. Vous n’avez pas juste réparé une voiture, monsieur. Vous avez réparé ma vie.
J’ai détourné la tête vers la fenêtre. Il pleuvait dehors. J’avais une poussière dans l’œil. Sûrement la ventilation de l’hôpital qui était mal réglée.
— Bon, ça va, pas la peine d’en faire un fromage, j’ai marmonné d’une voix rauque. C’était de la vieille mécanique, c’est tout. Facile à bricoler.
Elle s’est levée, reprenant son attitude professionnelle, mais son regard brillait. — Je suis affectée à votre secteur pour les deux prochains jours. Je vais veiller sur vous comme… comme sur une Mercedes Classe E prêtée par un inconnu.
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