Léna s’assit à table, face à lui. Manon courut directement vers un coin où il y avait une cuisine en plastique.
Une éducatrice, assise dans un fauteuil, prenait quelques notes discrètement.
— Comment ça va à l’école ? demanda Paul.
Léna le regarda longuement.
— Pourquoi tu as menti ? finit-elle par dire.
Pas sur l’école.
Pas sur la météo.
Directement au cœur.
— J’ai… j’ai eu peur, répondit-il.
— Peur de quoi ?
— Peur de te perdre, peur de faire du mal…
Elle fronça les sourcils.
— Mais tu as fait du mal quand même. À maman, à moi, à Manon. Et tu m’as demandé de mentir.
Elle pointa du doigt l’éducatrice au fond de la salle.
— À l’école et ici, on dit que les secrets qui font mal au ventre, on doit les dire. Tu m’as demandé de garder un secret qui me faisait mal. C’est pas juste.
Paul baissa la tête.
— Tu as raison, dit-il. Ce n’est pas juste. Et je suis désolé.
Léna hocha la tête, comme si elle notait la réponse dans un coin de sa mémoire, sans décider encore si ça suffisait.
Puis elle sortit un livre de son sac.
— Tu peux me lire une histoire ?
Ce n’était pas le pardon.
Mais c’était un début de quelque chose.
Pendant ce temps, Manon s’approcha, un petit service à thé en plastique dans les mains.
— Tiens, papa, fit-elle en lui tendant une minuscule tasse vide. C’est du “thé de punition”. Tu dois le boire pour réfléchir à ce que tu as fait.
L’éducatrice a souri sans lever les yeux de son carnet.
Moi, je me suis dit que mes filles avaient une façon très particulière de poser la justice.
Pendant que la vie de Paul ressemblait à un chantier en plein hiver, la mienne, paradoxalement, commençait à s’éclaircir.
Je ne dis pas que tout allait bien.
Je faisais encore des insomnies, des crises de larmes en entendant certaines chansons, des nœuds dans le ventre en ouvrant la boîte aux lettres.
Mais quelque chose avait changé.
Je n’attendais plus.
Je n’espérais plus qu’il revienne « comme avant ».
J’avais accepté que l’“avant” n’existait plus.
Et dans ce vide, il y avait de la place pour autre chose.
De nouveaux clients sont arrivés, grâce au bouche-à-oreille. Une petite épicerie de quartier, une association culturelle, un atelier de céramique. Des gens qui payaient à l’heure, qui disaient merci, qui me faisaient confiance.
Une amie m’a traînée à un club de lecture dans une librairie des Terreaux.
— Ça te fera du bien de penser à autre chose qu’aux mails de ton avocate, m’a-t-elle dit.
Elle avait raison.
J’y ai rencontré des femmes divorcées, des couples, des célibataires, des gens qui avaient leur propre fardeau et qui venaient débattre avec passion d’un roman au lieu de disséquer leur vie.
Et puis, il y a eu Julien.
Julien, c’était l’instituteur de Manon.
Un type discret, toujours en chemise froissée, avec un sourire un peu fatigué mais des yeux très doux.
On s’était croisés à plusieurs reprises devant l’école, évidemment. Mais je n’avais jamais dépassé les formules de politesse.
Un jour, après une réunion parents-profs, il m’attendait à la sortie.
— Je peux vous dire quelque chose sans être indiscret ? demanda-t-il.
Je me méfiais un peu.
— Allez-y.
— Manon va mieux, dit-il simplement. Au début de l’année, elle était souvent dans la lune, elle posait beaucoup de questions sur les parents qui vivent dans deux maisons. Depuis quelques semaines, elle chante davantage. C’est un bon signe.
Je ne savais pas si j’avais envie de rire ou de pleurer.
— Merci de me le dire.
Il hésita, puis ajouta :
— Je… je suis passé par là, moi aussi. Le divorce, les enfants au milieu, les nuits à regarder le plafond. Si un jour vous avez envie de parler avec quelqu’un qui ne jugera pas, qui comprend…
Il haussa les épaules.
— …je connais un café pas très loin de l’école.
J’ai accepté.
Pour “parler”.
Pour voir.
Le café est devenu une promenade.
Puis plusieurs cafés.
Puis un film.
Puis un soir où il m’a raccompagnée jusqu’en bas de l’immeuble et m’a demandé s’il pouvait m’embrasser.
Je n’ai rien caché aux filles.
Je n’ai pas non plus tout détaillé.
Je leur ai simplement dit :
— Julien est un ami que j’aime beaucoup. Et je crois que lui aussi m’aime beaucoup. On verra ce que ça donne.
Léna l’a observé pendant plusieurs semaines, comme un animal sauvage qui essaie de déterminer si une nouvelle présence est dangereuse.
C’est le jour où il a passé une heure par terre à construire un château en Kapla avec Manon, sans regarder son téléphone une seule fois, qu’elle a soupiré :
— Bon… il a l’air d’être un gentil, ton Julien.
Peu de temps après, quelqu’un a vu Julien et moi à une fête de quartier, main dans la main.
L’information a fait le tour de l’école, comme tout ce qui concerne les adultes.
Et, évidemment, c’est arrivé jusqu’à Paul.
Un soir, j’ai reçu une rafale de messages.
« Tu présentes déjà quelqu’un aux filles ? »
« Tu ne trouves pas que c’est un peu rapide ? »
« Tu penses vraiment à leur équilibre ? »
Je fixais l’écran, abasourdie.
Je me suis contentée de répondre :
« Je pense à leur équilibre depuis le premier jour où tu as menti. Je ne vois pas en quoi boire un chocolat chaud avec un homme qui les respecte serait plus dangereux que de leur demander de garder tes secrets. »
Silence radio.
Je crois que, pour la première fois, il avait compris qu’il n’avait plus le contrôle du récit.
Le temps, ensuite, a fait ce qu’il fait toujours : il a passé sa main sur les bords les plus tranchants de l’histoire.
Les procédures continuaient, les pièces s’échangeaient, les avocats écrivaient.
Une date avait été fixée pour l’audience de divorce.
Entre-temps, Paul avait trouvé un autre travail, bien moins prestigieux que le précédent. Un poste technique dans une entreprise en périphérie, avec un salaire correct mais sans les beaux discours sur « la carrière » qu’il aimait tant.
Il suivait une thérapie, parait-il.
Allait à un groupe de parole pour hommes en pleine tempête.
Je n’étais ni admirative ni moqueuse.
Juste distante.
Qu’il fasse ce qu’il veut de sa conscience, tant qu’il ne recommençait pas à écraser la mienne.
Le jour de l’audience, en plein hiver, le ciel au-dessus de Lyon était d’un gris compact.
Nous n’avons même pas eu droit à un grand moment théâtral.
Nos avocats avaient travaillé.
Ils avaient négocié.
Calculé.
Proposé.
Répondu.
Si bien que, lorsque nous sommes entrés dans le bureau du juge, tout était déjà sur la table.
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