Je suis arrivée pour Noël, et j’ai trouvé la maison vide.
Vide de rires, vide d’odeur de dinde au four, vide de guirlandes qui clignotent.
Il n’y avait qu’un homme assis dans un vieux fauteuil qui grinçait, et un mot posé sur la table.
Je tenais encore ma valise et les sacs pleins de nourriture quand j’ai vu l’enveloppe, au milieu de la table en bois, comme oubliée là à dessein. Mon prénom était griffonné dessus, à la hâte : « Pour Claire ».
J’ai ouvert.
« On est partis en croisière en Méditerranée avec Camille.
Maman a décidé de venir, elle avait besoin de souffler.
Tu restes ici pour t’occuper de Gérard, il a besoin de toi.
De retour lundi.
Julien. »
Les lignes ont commencé à danser devant mes yeux.
Partis en croisière.
Avec Camille.
Je me suis rattrapée au dossier d’une chaise, le cœur battant dans les tempes.
Un grincement derrière moi m’a fait sursauter.
— Il ne revient pas avant lundi, n’est-ce pas ?
La voix était rauque, râpeuse, mais étrangement assurée.
Je me suis retournée.
Dans l’embrasure de la porte, Gérard — le beau-père de Julien — me regardait. Il s’appuyait lourdement sur sa canne, mais ses yeux, d’un bleu pâle, étaient bien trop vifs pour l’« homme très diminué » dont on m’avait parlé.
— Non, ai-je murmuré.
Je sentais ma gorge se serrer.
— Personne ne revient avant lundi.
— Ils sont tous partis faire leur petite croisière, alors, conclut Gérard en hochant la tête, comme s’il s’y attendait.
Il eut un sourire triste.
— Et ils t’ont laissée avec le sale boulot. C’est du Julien tout craché.
Je me suis laissée tomber sur une chaise. Il faisait froid dans la maison. Le chauffage semblait au minimum, et l’air sentait le renfermé.
Une heure plus tôt, j’avais quitté notre petit appartement de banlieue, la voiture remplie de cadeaux, de bûches glacées, de fromages et de tout ce qu’il fallait pour « un vrai Noël en famille », comme disait Julien. Sa mère, Nadine, était censée nous accueillir dans cette vieille maison de campagne, à une heure de la ville. Tout était prévu depuis des semaines.
Il n’y avait ni sapin allumé, ni musique, ni rumeur de voix dans le salon.
Juste ce silence un peu humide, et Gérard.
J’ai sorti mon téléphone, les mains tremblantes, et j’ai recomposé le numéro de Julien. Boîte vocale directe. J’ai essayé une deuxième, une troisième fois. Rien.
— Ça fait toute la semaine que c’est comme ça, a commenté Gérard en s’avançant jusqu’au plan de travail.
Il a sorti une carafe d’eau du frigo presque vide.
— Ils sont partis mardi matin. Une petite valise chacun, des grands sourires… Pas un mot de plus que « Tu as tout ce qu’il te faut, Gérard ? On se téléphone. » Et puis plus rien.
Je fixais la carafe. À l’intérieur, un fond d’eau calcaire, et presque rien d’autre dans le frigo : un pot de yaourt ouvert, un morceau de fromage desséché, un reste de soupe dans une casserole.
— Tu as apporté à manger ? demanda-t-il.
— Juste ce qu’il fallait pour le dessert et quelques accompagnements, ai-je balbutié. J’étais persuadée que tout serait déjà prêt.
Mon téléphone vibra. Un instant, j’ai cru que c’était Julien.
Notification : « On a été identifié sur une photo. »
Une amie avait partagé la publication de quelqu’un. J’ai ouvert sans réfléchir.
Et j’ai vu.
Julien, debout sur le pont d’un immense bateau blanc, en polo clair, le bras passé autour d’une femme brune que je connaissais trop bien : Camille, sa collègue « juste sympa », celle dont il parlait de plus en plus souvent ces derniers mois. Ils souriaient, une coupe de champagne à la main, avec en fond la mer et un ciel bleu éclatant.
La légende disait :
« Nouveaux départs, vacances en mer avec la famille ❤️ »
Famille.
Le mot m’a brûlé.
J’ai défilé les photos. Sur une autre, Nadine, ses lunettes de soleil sur le nez, riait, un verre à la main. Elle avait l’air en pleine forme, pas du tout comme une femme « épuisée par la charge de l’aide à domicile », comme Julien le répétait.
Une photo encore : Julien et Camille à une table dressée avec des bougies, un air clairement plus intime que « collègues qui partagent un plat ».
La date indiquée sous les photos m’a achevée : deux jours plus tôt.
Donc tout était prévu avant même qu’il me parle de « ce Noël important chez Maman ».
— Tu viens de voir quelque chose d’intéressant, on dirait, a remarqué Gérard.
Je me suis tournée vers lui et j’ai montré l’écran.
— Ils sont en croisière avec Camille. Celle du bureau… Celle qu’il disait qu’il n’aimait pas vraiment, qu’elle parlait trop fort.
Ma voix s’est brisée.
Gérard observa la photo sans surprise.
— Ça fait au moins trois mois qu’elle appelle ici, cette Camille. Toujours « pour Julien », avec une voix qui traîne. Je connais le ton.
Je l’ai fixé.
— Vous saviez.
Il tapota sa tempe de son doigt noueux.
— Je sais beaucoup de choses qu’ils imaginent que je ne vois pas. La tête marche encore, même si le corps suit moins, dit-il avec un demi-sourire.
Je sentais la nausée monter. D’un geste automatique, j’ai ouvert l’application de notre banque. Le compte joint s’est affiché.
Une ligne a attiré mon regard. Trois jours plus tôt : 4 800 € retirés. Presque toutes nos économies. L’argent que nous mettions de côté pour un apport sur un appartement, notre projet depuis deux ans.
— Il a tout pris, ai-je murmuré.
Ma main tremblait au-dessus du téléphone.
— Julien a vidé notre épargne.
Gérard ne sembla pas surpris.
— Ils font pareil avec moi depuis longtemps, déclara-t-il calmement.
Il indiqua la pièce d’un petit geste circulaire.
— Un peu par-ci, un peu par-là. « Pour ton bien, Gérard, c’est pour te garder chez toi. » Pendant ce temps, on baisse le chauffage « pour économiser », on décale mes médicaments, et Nadine revient avec un nouveau sac à main.
Je me suis assise face à lui, d’un coup.
Ce n’était plus seulement un Noël gâché, ni même une histoire d’infidélité.
C’était une mise à l’écart soigneusement organisée, pour moi comme pour lui.
Mon téléphone a sonné. C’était ma meilleure amie, Aïcha. Je n’ai pas décroché. Je ne savais même pas comment commencer à expliquer ce cauchemar.
— Il reste de la soupe d’hier, proposa Gérard.
— Pas vraiment un repas de fête, mais ça cale.
Je regardai autour de moi : évier rempli de vaisselle sale, boîtes de plats à emporter empilées, miettes sur la table. Ils n’avaient même pas pris la peine de ranger avant de partir.
Quelque chose s’est durci en moi.
— Non, ai-je dit, plus fort que prévu.
— On mérite mieux que de la soupe froide et un mot griffonné.
Je me suis levée brusquement, j’ai attrapé mon manteau.
— Où vas-tu ? gronda Gérard.
— Au supermarché du village. S’ils ont encore un petit rôti, des pommes de terre, des légumes… On va se faire un vrai repas de Noël. Vous n’avez pas eu de repas maison depuis combien de temps ?
Il hésita, comme s’il comptait.
— Des mois, finit-il par avouer. Julien apporte des pizzas quand ça l’arrange. Sinon, c’est moi et mes conserves.
Son ton n’avait rien de plaintif. C’était juste un constat.
Je suis partie, le cœur lourd, les mains crispées sur le volant. Les lumières de Noël clignotaient déjà dans les rues du bourg, les familles sortaient des boulangeries avec des sacs remplis de bûches, de pains spéciaux, de chocolat. Tout le monde semblait pressé de rejoindre les siens. Moi, j’allais nourrir un homme que sa propre famille avait laissé derrière comme un meuble encombrant.
Au supermarché, j’ai pris un petit rôti de dinde, des pommes de terre, des haricots verts, du pain frais. Mes gestes étaient mécaniques. Je pensais à nos cinq années de mariage : à la façon dont Julien avait « proposé » que je travaille de plus en plus à la maison pour « économiser sur les transports et le bureau ». À ses remarques sur mes amis qui « prenaient trop de place ». À la manière douce, toujours, mais constante, dont il resserrait autour de moi un filet invisible.
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