Quand je suis revenue, Gérard était assis à la table, devant une pile de papiers soigneusement alignés.
— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé, en posant les sacs sur le plan de travail.
— Des preuves, répondit-il.
Ses yeux avaient pris une dureté nouvelle.
— Relevés de compte, ordonnances, comptes rendus de visites médicales, tout ce qu’ils préfèrent oublier. Je pensais que ça ne servirait jamais à personne. Visiblement, je me suis trompé.
Il poussa vers moi un gros dossier cartonné.
J’ai ouvert. Il y avait des tableaux faits à la main, des colonnes de dates, de sommes, des copies de factures.
— J’ai travaillé toute ma vie dans une banque, expliqua-t-il en se redressant un peu. Les chiffres, c’est mon langage.
Il pointa une série de mouvements surlignés en jaune.
— Regarde : « matériel médical », « aide à domicile », « produits spécialisés ». Tu vois beaucoup de matériel ici ?
Je balayai la pièce du regard : une vieille canne, un tensiomètre au fond d’un tiroir, des boîtes de médicaments déjà entamées.
— Et ça, continua Gérard en sortant une chemise plastifiée.
Il y avait des comptes rendus d’hôpital, de spécialistes, avec des recommandations notées en rouge : consultation à prévoir, ajuster le traitement, surveiller la douleur.
— Beaucoup de ces rendez-vous n’ont jamais eu lieu, commenta-t-il calmement.
— « Trop loin », « trop fatiguant », « on verra le mois prochain ». Et puis, curieusement, l’argent pour payer le taxi ou l’infirmière, lui, disparaissait bien de mon compte.
— Pourquoi vous me montrez tout ça ? ai-je murmuré, mal à l’aise devant cette précision froide.
Gérard resta silencieux un moment. Puis il sortit une autre chemise, plus épaisse, marquée d’un simple mot : Médical.
— Parce que je n’ai plus beaucoup de temps, Claire, dit-il enfin. Et parce que toi aussi, on vient de te jeter comme un vieux mouchoir.
Il posa la main sur la chemise.
— J’ai un cancer du pancréas. Stade avancé. On m’a annoncé ça il y a trois mois. Trois mois qu’ils savent. Trois mois qu’ils se plaignent d’être « épuisés » et qu’ils rêvent de vacances.
J’ai senti l’air quitter mes poumons.
— Je… je suis désolée, Gérard.
Il haussa les épaules.
— La pitié ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on fait avec ce qu’il reste de temps.
Il me regarda droit dans les yeux.
— Tu veux voir à quoi ressemble vraiment leur manière de « prendre soin » ?
Nous sommes allés jusque dans la petite chambre au fond du couloir. Une chambre qui avait manifestement été un bureau, transformée à la va-vite en chambre médicalisée : un lit articulé dans un coin, des draps froissés, un fauteuil usé.
Gérard ouvrit le tiroir d’une petite commode et sortit plusieurs boîtes de médicaments. Il me tendit les ordonnances.
— Compare.
J’ai lu les dosages, les fréquences, puis j’ai compté les comprimés restants. Même sans être médecin, c’était évident : au vu des dates de délivrance, il aurait dû manquer beaucoup plus de comprimés que cela.
— Ils réduisent les doses, souffla Gérard.
Il parlait sans colère, avec une sorte de tristesse lucide.
— Un comprimé au lieu de deux, une prise sur trois « oubliée ». Les antalgiques les plus chers, on les garde « au cas où ». Et les rendez-vous pour les soins palliatifs ? « Trop chers », « pas couverts », « on va gérer entre nous ». Tu vois le résultat.
Je tenais les boîtes dans mes mains, la gorge serrée.
— Ce n’est pas de la simple négligence, Gérard. C’est… c’est de la maltraitance.
— Oui, confirma-t-il doucement. Mais une maltraitance propre, bien habillée, qui sait sourire aux voisins. La pire.
Nous sommes retournés à la cuisine. J’avais besoin de faire quelque chose de concret, alors j’ai commencé à éplucher les pommes de terre, à assaisonner la viande, à occuper mes mains pour ne pas hurler.
Gérard me regardait en silence, les mains croisées sur la table.
— Raconte-moi ton mariage, dit-il soudain.
— À quel moment tu as compris que Julien n’était pas l’homme que tu croyais ?
La question m’a surprise. J’ai continué à éplucher, les yeux sur le légume.
— Au début, il était parfait, ai-je commencé. Gentil, prévenant, très fier de mon travail. Je fais du graphisme, tu sais ? Je travaillais dans un petit studio en ville. J’avais mes collègues, mes projets, mon studio à moi, sous les toits.
Je me suis arrêtée, un instant.
— Après le mariage, il a proposé que je travaille de plus en plus de la maison. « Ce sera plus simple, plus économique, plus confortable. » Au début, ça paraissait logique. Puis ma carte d’accès au studio a expiré et je ne l’ai pas renouvelée. Ensuite, il s’est mis à trouver mes amis « envahissants ». Puis il a commencé à regarder mon téléphone « juste pour retrouver un numéro ».
Je haussai les épaules.
— Quand mon père est mort l’an dernier, il m’a laissé un petit héritage. Trente mille euros. Julien a insisté pour que je les mette sur notre compte commun. « Pour notre avenir, pour notre appartement. »
Je sentais les larmes me monter aux yeux.
— Cet argent devait servir d’apport. Il est parti sur un bateau, dans des cocktails, dans des photos avec Camille.
Gérard acquiesça lentement.
— Les relations, pour eux, c’est un investissement, pas un engagement. Nadine, c’était pareil. Quand nous nous sommes rencontrés, j’étais veuf, directeur d’agence, avec un portefeuille confortable. Elle avait du charme, un fils adolescent paumé, et beaucoup de rêves.
Un sourire amer passa sur son visage.
— Après notre mariage, les « petits extras » se sont multipliés. Nouveaux meubles, nouvelles vacances, nouveau train de vie. Quand j’ai voulu poser des limites, je suis devenu « radin », « contrôlant », « toxique ». Ça te rappelle quelque chose ?
J’ai hoché la tête en silence.
Le rôti cuisant au four emplissait peu à peu la maison d’une odeur presque rassurante. Nous avons mangé plus tard, simplement, assis face à face, les assiettes bien remplies. Gérard a fermé les yeux à la première bouchée.
— Je croyais que je n’aurais plus jamais un repas comme ça, dit-il doucement.
— Merci, Claire.
Après le dîner, il m’a fait signe de le suivre jusqu’à son ancien bureau, que Nadine avait rebaptisé « pièce de méditation » mais qui gardait encore une grande bibliothèque et un vieux bureau en chêne.
— Aide-moi avec ce tableau, demanda-t-il.
Un paysage un peu fade était accroché au mur. Ensemble, nous l’avons décroché. Derrière, un panneau de bois était légèrement décollé. Gérard l’a soulevé et a sorti une pochette rigide, bien fermée.
— Voilà ce qu’ils n’ont jamais trouvé, dit-il avec une lueur malicieuse.
Sur le bureau, il a étalé des documents différents de ceux que j’avais vus plus tôt : actes de propriété, relevés de comptes à l’étranger, contrats de placements.
— Nadine et Julien croient qu’ils ont mis la main sur tout, expliqua-t-il. Ils s’imaginent que ce qu’ils voient sur mon compte courant et sur l’épargne « officielle », c’est tout ce qu’il y a. C’est faux.
Il posa son doigt sur un acte de propriété.
— Cette maison, par exemple. Elle n’est pas à mon nom, ni à celui de Nadine. Elle appartient à une petite société que j’ai créée il y a longtemps. Et ces comptes-là, ajouta-t-il en montrant une liste de placements, ils ignorent jusqu’à leur existence.
Je regardais les chiffres sans vraiment y croire. Les montants étaient importants. Très importants.
— Pourquoi me montrer tout ça ? ai-je répété, encore plus perdue.
Gérard se cala un peu dans son fauteuil. Il avait l’air épuisé, mais ses yeux brillaient d’une détermination nouvelle.
— Parce qu’ils t’ont fait à toi ce qu’ils m’ont fait à moi. Parce qu’ils t’ont laissée là, avec un vieil homme malade, en pensant t’en débarrasser. Et parce qu’il me reste une chose que je peux décider : ce que je laisse derrière moi.
Il prit une enveloppe plus petite, qu’il garda entre ses doigts.
— Ici, il y a mon vrai testament, dit-il. Pas celui que Nadine croit avoir « arrangé » avec un notaire complaisant il y a deux ans. Celui-ci, je l’ai préparé avec quelqu’un de confiance. Il est prêt, mais pas encore signé et complété.
— Gérard, je ne peux pas… ai-je commencé.
Il leva la main.
— Écoute-moi jusqu’au bout. Ce que je te propose n’est pas un cadeau tombé du ciel. C’est un échange juste.
Son regard s’est fait plus grave.
— Si tu acceptes de m’aider à mettre de l’ordre dans tout ça, à documenter ce qu’ils ont fait — à moi comme à toi —, à organiser mes derniers mois correctement, alors je ferai en sorte que tu sois à l’abri après ma mort. Toi, pas eux.
Il marqua une pause.
— Et une partie ira aussi à des associations qui s’occupent des personnes âgées maltraitées. Ils ne profiteront pas de ce qu’ils ont laissé pourrir.
Je sentais ma respiration s’accélérer. Il parlait doucement, mais chaque mot tombait avec le poids d’une décision définitive.
— Tu es en train de me dire… que tu vas les déshériter ? demandai-je, la voix basse.
— Je suis en train de te dire qu’on ne va plus les laisser gagner, corrigea-t-il.
Il eut un petit sourire.
— Ils croient avoir tout prévu, avec leur croisière, leur collègue « juste amie », leurs économies faites sur mon dos. Ils ont oublié une chose : je ne suis pas encore mort, et toi non plus.
Il posa l’enveloppe devant moi.
— Alors, Claire ?
Sa voix était presque un murmure, mais je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi ferme.
— Tu restes pour faire la bonne poire, ou tu restes pour faire justice ?
Je regardais l’enveloppe, puis Gérard.
Dans cette petite pièce qui sentait le vieux papier et la cire, je compris que ma vie venait de basculer une deuxième fois en une journée. La première, c’était en lisant la lettre de Julien. La seconde, c’était maintenant.
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