Nous avions tous les deux été trahis par les mêmes personnes.
Tous les deux laissés là, comme des restes.
Je pris une grande inspiration.
— D’accord, ai-je dit.
Ma voix m’a surprise, nette, sans trembler.
— On va le faire. Jusqu’au bout.
Un éclair de satisfaction passa dans les yeux de Gérard.
— Très bien, souffla-t-il.
Il se laissa retomber un peu dans son fauteuil, fatigué mais soulagé.
— Demain, on appelle la notaire. Et ensuite, on commence à tout consigner. Ils veulent jouer ? Ils vont voir ce que ça fait quand les cartes ne sont plus de leur côté.
Je serrai l’enveloppe entre mes doigts.
Pour la première fois depuis le matin, je ne me sentais plus seulement abandonnée.
Je me sentais… alignée. Avec quelqu’un qui voyait clair, lui aussi.
Dans le couloir, l’horloge ancienne sonna dix coups.
Je me levai pour raccompagner Gérard jusqu’à sa chambre.
Ce soir-là, dans cette maison glaciale où Noël n’avait pas commencé, quelque chose d’autre venait de naître : une alliance inattendue entre un vieil homme et la belle-fille que personne n’avait pris la peine de prévenir.
Et au fond de moi, une idée commençait à se former, nette comme une lame :
Ils allaient devoir répondre de ce qu’ils avaient fait.
Le lendemain matin, je me suis réveillée avec une idée claire en tête : ce Noël ne serait pas seulement celui où mon mari m’avait trahie. Ce serait aussi celui où quelqu’un, enfin, allait prendre le parti de Gérard.
Après le petit déjeuner, nous avons appelé la notaire dont il m’avait parlé la veille.
— Maître Bernard, annonça-t-il au téléphone. Lucie.
Sa voix avait pris un ton respectueux que je ne lui avais pas encore entendu.
Elle a accepté de venir l’après-midi même. « S’il est fatigué, on fera court. Mais on fera ce qu’il faut », a-t-elle précisé.
Maître Bernard est arrivée vers quinze heures. Une femme d’une soixantaine d’années, cheveux gris relevés en chignon, manteau sombre, regard vif derrière des lunettes fines. Elle a serré la main de Gérard avec une vraie chaleur.
— Vous avez perdu du poids, Gérard, dit-elle doucement.
— Je perds un peu tout, ces temps-ci, répliqua-t-il avec un sourire. Sauf la mémoire.
Elle a pris place à la table de la salle à manger. Je lui ai servi un café, puis Gérard a posé devant elle le gros dossier de « preuves ».
— Je crois qu’il est temps de tout remettre à plat, Lucie, dit-il. Et il a désigné du menton ma direction.
— Voici Claire. Elle a découvert la situation en même temps que l’infidélité de mon gendre. On dirait que nos malheurs se rencontrent.
La notaire m’a regardée longuement, sans dureté, mais sans complaisance non plus.
— Vous êtes prête à l’aider jusqu’au bout ? a-t-elle demandé.
— Oui, ai-je répondu sans hésiter.
Et je m’en suis étonnée moi-même : je n’avais plus de plan pour moi, mais j’en avais un pour lui.
Pendant plus de deux heures, nous avons tout repris depuis le début : le diagnostic, les rendez-vous annulés, l’argent « pour des aides » qui n’arrivait jamais, le départ en croisière, le mot sur la table. Gérard parlait calmement, parfois avec une pointe d’ironie, jamais avec hystérie. Maître Bernard prenait des notes, marquait des dates, faisait préciser les détails.
— Juridiquement, dit-elle enfin, il y a deux choses.
Elle leva deux doigts.
— D’abord, l’organisation de votre fin de vie : procuration, directives médicales, désignation d’une personne de confiance. Ensuite, votre succession.
Elle posa son stylo.
— Vous savez qu’ils contesteront, Gérard. Ils crieront à la manipulation.
— Je compte sur vous pour que tout soit en règle, répondit-il. Et sur Claire pour garder tous les reçus, comme elle dit.
Elle esquissa un sourire.
— Ça tombe bien, j’adore les dossiers bien classés.
Les deux jours suivants, la maison se transforma en véritable bureau d’enquête.
Je passais des heures à scanner, trier, classer. Mon expérience de graphiste servait autrement : je créais une chronologie claire, avec couleurs et dates, reliant les retraits d’argent, les rendez-vous manqués, les commentaires méprisants notés par Gérard dans son carnet.
Entre deux piles de papiers, la sonnette retentissait souvent.
La première fut Madame Dupuis, la voisine d’en face, une petite femme énergique avec un manteau rouge vif.
— J’ai vu ta voiture, Claire, dit-elle. Et surtout j’ai vu qu’ils étaient partis avec leurs valises… sans lui.
En déposant une cocotte de gratin sur la table, elle ajouta :
— Ce n’est pas la première fois qu’ils le laissent comme ça. Mais ce coup-ci, c’est le sommet.
Elle nous raconta le jour où Gérard était tombé dans le jardin, un après-midi de septembre, et où son mari avait dû sauter la clôture pour l’aider à se relever. Nadine et Julien étaient dans le salon, télévision allumée, et n’avaient ouvert la porte qu’après qu’on ait frappé trois fois.
Je prenais tout en note, avec dates approximatives, noms, petits détails que la notaire pourrait vérifier.
Ensuite vinrent les Lopez, du bout de la rue, avec une tarte aux pommes. Puis M. Lemoine, retraité lui aussi, qui avait accompagné Gérard une fois aux urgences parce que « la famille n’avait pas le temps ce jour-là ». Tous disaient la même chose, avec leurs mots : Gérard était laissé de plus en plus seul, de plus en plus faible, pendant que les siens parlaient surtout « d’héritage » et « de charges ».
Chacun signa une petite déclaration manuscrite que Maître Bernard avait préparée. Rien de compliqué : « Je soussigné(e)… atteste avoir constaté… ». Les gens signaient avec un sérieux touchant.
— On le doit bien à Gérard, disait Mme Dupuis en replaçant son écharpe. — Il nous a tant dépannés pour les papiers, les impôts, tout ça.
En parallèle, nous avons revu le médecin traitant et l’infirmière libérale. Cette fois, j’étais là, assise à côté du lit de Gérard, carnet en main.
Le médecin, un homme d’une cinquantaine d’années, avait l’air sincèrement peiné.
— J’ai souvent eu l’impression de me battre contre un mur, avoua-t-il. Les ordonnances étaient faites, les rendez-vous pris, et puis on me disait « Oh, ça ne l’arrange pas », « On verra plus tard ». Quand j’appelais, on me disait qu’il allait bien.
— Il ne va plus bien du tout, vous le voyez, répondis-je doucement.
Il hocha la tête.
— On va renforcer la prise en charge à domicile. Et je noterai dans le dossier ce que vous m’avez raconté. Ce ne sera pas oublié.
L’infirmière, Diane, venait désormais plus souvent. Elle parlait à Gérard avec cette douceur professionnelle qui m’émouvait. Un soir, en rangeant son matériel, elle m’a prise à part dans le couloir.
— Vous êtes seule pour tout faire ?
— Oui, ai-je répondu.
— Vous savez que ce n’est pas à vous de porter tout ça, même si la famille… brille par son absence.
Son regard a glissé vers le salon, où les valises de Julien et Nadine attendaient leur retour, alignées comme des reproches.
— Je le sais, ai-je murmuré. Mais je préfère que ce soit moi plutôt que personne.
Le vendredi, Gérard était plus fatigué, mais déterminé. Maître Bernard est revenue avec son assistant et un épais classeur bleu.
— Alors, on signe ? lança-t-elle en posant le classeur sur la table.
Ce jour-là, tout se fit dans les règles les plus strictes : examen par le médecin pour attester de la lucidité de Gérard, lecture complète des dispositions, questions pour vérifier qu’il comprenait chaque clause.
Il répondait avec précision, parfois même avec humour.
— Vous confirmez que vous déshéritez votre épouse et votre beau-fils ? demanda l’assistant pour la troisième fois, suivant le protocole.
— Je confirme que j’arrête de financer ma propre maltraitance, répondit Gérard. Ça vous convient comme formule ?
Je me tenais un peu en retrait, bouleversée par ce qu’il faisait pour moi.
Selon le nouveau testament, j’étais désignée légataire universelle, avec une mission précise : gérer la maison et le reste des biens, mais aussi verser une part importante à des associations qui soutenaient les personnes âgées isolées et les aidants débordés. Rien pour Nadine, rien pour Julien, une somme correcte mais encadrée pour Melissa, la sœur de Julien, que Gérard jugeait « récupérable ».
— Je ne veux pas punir les enfants pour les fautes de leurs parents, avait-il expliqué.
Après les signatures, les tampons, les parapheurs, Maître Bernard a refermé le classeur.
— Juridiquement, c’est blindé, dit-elle. S’ils contestent, ce seront eux qui prendront le risque de tout mettre en lumière. Et à la place d’eux, je ne m’y risquerais pas.
Gérard hocha la tête, visiblement soulagé.
— Maintenant, dit-il, il reste une chose à faire : leur parler. Une bonne fois pour toutes.
Le soir même, nous avons enregistré sa lettre vidéo.
Je lui ai installé un vieux caméscope sur un trépied, face à son fauteuil préféré, près de la fenêtre. Il voulait la lumière du jour qui déclinait, « pour qu’on voie bien que je suis encore là, entier ».
Je me suis assise à côté, hors champ, au cas où il aurait besoin d’un verre d’eau ou d’une pause.
— Tu es prête ? demanda-t-il.
— Toi surtout, ai-je répondu.
Le voyant rouge s’alluma.
— Je m’appelle Gérard Morel, dit-il d’une voix claire. J’ai soixante-dix-huit ans. Si vous regardez cette vidéo, c’est que je ne suis plus là.
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