Trois années avaient passé depuis le discours émouvant de Paul lors de sa remise de Brevet. Trois années durant lesquelles mon fils avait troqué son sac à dos de collégien contre une allure plus désinvolte de lycéen en Terminale, et où sa voix avait fini de muer pour de bon.
Pourtant, chaque fois que nous passions en voiture devant les grilles du collège Jean Jaurès, un silence respectueux s’installait dans l’habitacle. Nous cherchions tous les deux la même chose : la silhouette voûtée, assise sur le banc en bois verni juste avant les portes vitrées du self.
Madame Bertrand était toujours là. Mais le temps, lui, n’avait pas la politesse de s’arrêter.
C’était un mardi gris de novembre, étrangement similaire à celui de notre première rencontre, lorsque le téléphone a sonné. C’était Valérie, la présidente de l’association des parents d’élèves, avec qui j’étais restée en contact. Sa voix tremblait. « Tu dois venir, » a-t-elle dit sans préambule. « Ça chauffe au collège. Le nouveau gestionnaire veut virer Madame Bertrand. Il parle de “responsabilité civile” et de “rationalisation des flux”. »
Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai attrapé mes clés. En chemin, j’ai envoyé un message à Paul : « Ils veulent la faire partir. » La réponse a été immédiate, trois points de suspension qui dansaient sur l’écran, suivis de : « J’arrive après les cours. Je préviens les autres. »
Le collège avait changé. La façade avait été repeinte d’un orange moderne un peu agressif, et les tourniquets de sécurité à l’entrée ressemblaient désormais à ceux d’une station de métro parisienne. Mais l’odeur du réfectoire – ce mélange éternel de détergent citronné et de soupe de légumes – était restée la même.
Dans le bureau de la direction, l’ambiance était électrique. Le nouveau Principal, un homme jeune aux costumes trop cintrés, semblait gêné. À côté de lui se tenait le nouveau gestionnaire, Monsieur Dumont, un homme sec qui tapotait nerveusement sur sa tablette. En face d’eux, Madame Bertrand était assise, ses deux mains posées sur le pommeau de sa canne. Elle semblait plus petite que dans mes souvenirs, ses cheveux plus blancs, mais ses yeux… ses yeux avaient toujours cette étincelle indomptable.
« Madame, » commença Monsieur Dumont en me voyant entrer, « votre présence n’est pas requise. Il s’agit d’une réunion interne concernant la sécurité de l’établissement. »
« Il s’agit de l’âme de cet établissement, » ai-je rétorqué en m’asseyant à côté de Madame Bertrand. Elle m’a adressé un sourire imperceptible, une petite pression de sa main sur mon bras. Sa peau était comme du papier de soie.
« Soyons pragmatiques, » soupira le gestionnaire. « Madame Bertrand a 71 ans. Sa mobilité est réduite. La semaine dernière, il y a eu une bousculade en file d’attente. Si elle tombe ? Si un élève la bouscule ? L’assurance ne couvre pas ce genre de “bénévolat à risque”. Et puis… soyons honnêtes. Elle ralentit le service. Elle arrête les élèves pour discuter, elle crée des bouchons. Nous devons servir 600 couverts en 1h30. C’est une question de mathématiques. »
Madame Bertrand a levé la tête. Sa voix était plus faible qu’avant, un peu éraillée, mais d’une clarté absolue. « Ce n’était pas une bousculade, Monsieur Dumont. C’était une crise de panique. Le petit Enzo, en 5ème B. Celui que vous appelez “le perturbateur”. Il étouffait. Il avait besoin de sortir de la file, pas d’avancer plus vite. »
« Enzo est un cas disciplinaire, » trancha le gestionnaire. « Il a jeté son plateau par terre. C’est inadmissible. »
« Il a jeté son plateau parce qu’il n’avait pas les moyens de payer la cantine ce mois-ci et que la machine a sonné “Solde Insuffisant” devant tous ses camarades, » répondit doucement Madame Bertrand. « La lumière rouge a clignoté. Il a eu honte. La colère, c’est souvent de la honte qui ne sait pas où aller. »
Un silence lourd est tombé dans la pièce. Le gestionnaire a rougi, consultant ses fiches. « Le système est automatisé. Les parents reçoivent des relances… »
« Les parents d’Enzo ne lisent pas le français, » coupa-t-elle. « Et Enzo ne mange pas le soir. Ce repas, c’était son seul carburant pour la journée. Alors oui, j’ai créé un bouchon. J’ai pris Enzo par le bras, je l’ai assis, et je lui ai donné ma propre pomme et mon sandwich. Et vous savez quoi ? Il n’a frappé personne ce jour-là. »
Le Principal s’est raclé la gorge. Il semblait touché, mais coincé par la bureaucratie. « Madame Bertrand, personne ne nie votre grand cœur. Mais l’administration moderne ne peut pas reposer sur… l’exception. Nous avons besoin de processus. Votre contrat de “médiatrice” est une zone grise juridique. Si vous vous blessez, je suis responsable. Je suis navré, mais nous allons devoir mettre fin à cette mission aux vacances de Noël. »
C’était un coup de massue. Noël était dans trois semaines.
Madame Bertrand a simplement hoché la tête, résignée. Elle ne se battait jamais pour elle-même, seulement pour les autres. « Je comprends, Monsieur le Principal. Je ne veux causer d’ennuis à personne. »
Nous sommes sorties du bureau. Dans le couloir, je bouillonnais de rage. « On ne va pas laisser faire ça, » ai-je murmuré. Elle s’est arrêtée pour regarder par la fenêtre qui donnait sur la cour de récréation battue par la pluie. « Tu sais, » me dit-elle en utilisant le tutoiement pour la première fois, comme si notre complicité l’y autorisait enfin, « je suis fatiguée. Mes jambes me font souffrir. Peut-être qu’ils ont raison. Peut-être que je suis un vieux meuble qu’on a oublié de déménager. »
« Non. Vous êtes la fondation de la maison. »
C’est alors que la porte d’entrée du collège s’est ouverte avec fracas.
Ce n’était pas seulement Paul. Derrière mon fils, il y avait Thomas, le garçon qui “comptait ses calories” il y a quatre ans, aujourd’hui un gaillard sportif. Il y avait Sarah, la jeune diabétique, désormais étudiante en droit. Il y avait une dizaine d’anciens élèves, certains en fac, d’autres en apprentissage. Ils avaient gardé contact via un groupe de discussion que Paul gérait.
Ils ne sont pas allés dans le bureau du Principal. Ils sont allés directement au self.
Il était 11h50. La sonnerie allait retentir. Les élèves actuels commençaient à s’amasser devant les portes. Les surveillants étaient nerveux, sentant une agitation inhabituelle. Paul s’est approché de Madame Bertrand. Il faisait une tête de plus qu’elle désormais. Il lui a pris la main, celle qui tenait la canne. « Madame B., » a-t-il dit doucement. « On a appris pour Enzo. Et pour le reste. On a une idée. »
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