On dit souvent que le silence est l’absence de bruit. C’est faux. Dans notre maison, depuis cette nuit de janvier où le gel a failli m’emporter Henri, le silence est devenu une présence physique.
Il a une densité, un poids. Il s’assoit dans les coins de la pièce, là où l’ombre s’étire l’après-midi, et il occupe surtout ce rectangle vide sur le carrelage, près du radiateur, où le panier de Snoopy ne se trouve plus.
Cela fait maintenant six semaines. Six semaines que nous avons dit adieu à notre vieux compagnon. Six semaines que la neige a fondu sur les Vosges pour laisser place à cette boue grise et collante de la fin d’hiver.
Le lien avec la nuit de l’accident est invisible mais omniprésent. Chaque fois que je ferme les yeux, je revois le flash bleu des gyrophares sur la neige.
Chaque fois qu’Henri tousse, mon cœur rate un battement. Henri est rentré, oui. Mais il n’est pas revenu entier. L’hypothermie a laissé des traces. Sa démarche est plus hésitante, son regard plus vitreux.
Mais le plus dur, ce n’est pas la logistique des médicaments. Le plus dur, c’est l’absence de son ombre à quatre pattes.
Ce matin-là, comme tous les autres depuis un mois, Henri s’est réveillé agité. Il était 6 heures. Il s’est redressé dans son lit médicalisé, ses mains cherchant frénétiquement sur le côté du matelas.
« Il est sorti ? » a-t-il demandé, la voix rauque.
Je me suis figée, ma tasse de café à la main. C’est le rituel déchirant de nos matins. La démence a effacé la mort de Snoopy, mais elle a gardé l’habitude de sa présence. Je me suis approchée, posant ma main sur son épaule osseuse.
« Qui ça, Henri ? » ai-je demandé doucement.
« Le chien. Il doit pisser. Faut lui ouvrir, Marie. »
« Snoopy n’est plus là, mon chéri. Tu te souviens ? Il est parti le mois dernier. »
Henri m’a regardée, ses sourcils froncés dans un effort de concentration titanesque. Pendant une seconde, j’ai vu la douleur traverser ses yeux. Puis, aussi vite qu’elle était venue, la clarté s’est dissipée.
« Ah, » a-t-il simplement dit. « Il reviendra pour le déjeuner ? »
J’ai avalé ma salive, ce goût métallique de tristesse qui ne me quitte plus.
« Non, Henri. Il ne reviendra pas. »
Il a hoché la tête, regardant le vide.
« C’est un bon chien. Il est peut-être allé au stade. Vérifier le terrain. »
Le stade. Le terrain de football du village. Cela faisait dix ans qu’Henri n’y avait pas mis les pieds. La journée s’est étirée, longue et solitaire. Sans le claquement des griffes de Snoopy sur le carrelage, la maison semblait immense et hostile.
Vers 14 heures, alors qu’Henri faisait la sieste, je suis retournée dans le garage. C’est devenu mon refuge. J’ai sorti la vieille caisse à outils rouillée, celle où j’avais trouvé ce carnet bouleversant. Une page s’est détachée, coincée entre deux feuillets. La date indiquait « Mars 2019 ».
« Marie, Si tu lis ceci, c’est que les choses se sont corsées. Je sais que tu es têtue. Quand j’ai eu mon accident à l’usine, c’est toi qui as porté la maison. Mais cette maladie, c’est différent. C’est une longue nuit qui tombe. Snoopy m’aidera tant qu’il pourra. Mais les chiens ne vivent pas aussi longtemps que les hommes. Si je suis encore là et que lui ne l’est plus, tu vas vouloir tout porter seule. Tu vas refuser l’aide. Ne fais pas ça. L’équipe ne gagne jamais si le capitaine joue seul contre tous. Appelle des renforts. P.S. : J’ai caché une bouteille de ton vin préféré derrière les bidons de peinture. Bois un verre. Tu le mérites. »
Mes mains tremblaient. Appelle des renforts. Mais qui ? J’avais honte, je crois. Honte de la déchéance d’un homme qui avait été si fier. J’ai regardé derrière les bidons de peinture. La bouteille était là, un Saint-Émilion 2015. Il avait tout prévu.
Un bruit sourd venant du salon m’a fait sursauter. J’ai couru. Henri était tombé en essayant de se lever seul. Il était au sol, empêtré dans sa couverture.
« Henri ! »
Je me suis précipitée. Il ne pleurait pas. Il riait. Un rire vide, dément.
« Le gardien a raté le ballon ! » criait-il. « But ! »
J’ai essayé de le relever, mais il pèse un poids mort. Mon dos a craqué.
« Henri, aide-moi, pousse sur tes jambes ! »
« L’arbitre est aveugle ! » a-t-il rétorqué en me repoussant.
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