La fillette muette de l’aire d’autoroute et le dessin froissé qui a changé la vie d’un motard

Elle ne devait pas avoir plus de six ans. Peut-être sept.
Une petite chose dans une robe rose sale, les cheveux emmêlés, comme si personne ne les avait coiffés depuis des jours.

Mais c’étaient ses yeux surtout – des yeux affolés, désespérés, qui hurlaient quelque chose que sa bouche ne pouvait plus dire.


J’étais sur une aire d’autoroute au milieu du Massif central, une de ces aires oubliées où s’arrêtent surtout les routiers et que les familles évitent.
Tables de pique-nique couvertes de tags, toilettes qui sentaient l’abandon, distributeur en panne depuis des semaines. Le genre d’endroit où l’on s’arrête seulement quand on n’a vraiment pas le choix.

Je remplissais ma gourde au robinet extérieur. J’avais encore deux cents kilomètres à faire avant Clermont pour rejoindre les copains de l’association.
Les Loups Solidaires avaient rendez-vous pour une balade caritative avec un foyer d’enfants. On m’attendait.

C’est là que je l’ai vue.

Une toute petite fille, robe rose sale, pieds nus, qui allait d’une voiture à l’autre.
Elle tirait doucement sur une manche, tendait quelque chose, et repartait quand on la repoussait. Pas un mot. Pas un son.

Un père a attrapé son fils par l’épaule, l’a tiré vers lui comme si la gamine portait une maladie contagieuse. Une mère a claqué la porte de sa voiture en la voyant approcher.

Ça aurait dû être mon premier avertissement : quelque chose clochait vraiment.

La petite est restée quelques secondes au milieu du parking, les épaules secouées.
Elle pleurait, mais en silence. Pas un sanglot, juste son corps qui tremblait.

Puis elle m’a vu.

Un vieux motard d’un mètre quatre-vingt-cinq, presque cent kilos, blouson de cuir, gilet fluo de l’association, barbe grise jusqu’au torse. Le genre de type que les petits enfants regardent de loin en se cachant derrière leurs parents.

Elle, elle a marché droit vers moi.


De près, c’était pire.

Sur ses bras maigres, on voyait des marques violettes, comme des empreintes de doigts.
Sur sa lèvre, une coupure en train de cicatriser.
Sa robe n’était pas seulement sale : c’était visiblement le même vêtement depuis plusieurs jours.
Ses pieds nus étaient couverts de petites coupures et de poussière.

Elle tenait une feuille froissée dans sa main. Elle me l’a tendue avec une détermination qui n’allait pas avec sa taille.

Ses yeux, eux, suppliaient.

Je l’ai prise.

Un dessin, fait aux crayons de couleur. Rouge, vert, marron.
Une maison avec un volet cassé. Des arbres autour. Un petit cabanon sur la gauche. Et derrière le cabanon, une grande croix rouge dessinée dans la terre.

Au-dessus de la croix, en lettres maladroites :

« MA SŒUR EST ICI »

En dessous :

« IL L’A MISE LÀ HIER SOIR. IL A DIT QUE SI JE PARLE IL ME MET LÀ AUSSI. »

J’ai senti quelque chose se bloquer dans ma gorge.

Dans un coin de la feuille, il y avait un petit bonhomme dessiné en bâton, avec une casquette plate et un rectangle sur la poitrine. Un insigne. Un badge. Un uniforme.

Je l’ai regardée.

— C’est ta sœur ? ai-je demandé doucement.

Elle a hoché la tête.

J’ai voulu demander : « Elle est… ? », mais les mots sont restés coincés.
La petite a passé son doigt lentement sur sa propre gorge, comme si on coupait quelque chose.

Puis elle a attrapé ma main avec ses deux petites mains, l’a tirée vers la feuille, a pointé de l’autre côté de l’autoroute, vers la nationale qui s’enfonçait dans la campagne.

Une image m’est revenue d’un coup.
En arrivant, à quelques kilomètres de là, j’avais remarqué une vieille ferme abandonnée au bord d’une petite route : volets arrachés, vitres cassées, arbres qui envahissaient la cour. Sur la gauche, un cabanon en tôle.

Exactement comme sur le dessin.

Je suis pompier volontaire depuis plus de trente ans, ancien chauffeur routier, et je roule à moto depuis que j’ai dix-huit ans. J’en ai vu, des choses. Des accidents, des drames familiaux, des incendies. Mais jamais un enfant qui vous apporte, comme ça, le plan d’un tombeau.

J’ai sorti mon téléphone.

— On va appeler la police, d’accord ? ai-je dit.

La réaction a été immédiate.

Elle a secoué la tête frénétiquement, a agrippé le téléphone avec une force surprenante pour son âge, a appuyé sur mes doigts pour que je le range. Ses yeux s’étaient remplis de panique brute.

Elle a tapé avec son doigt sur le petit bonhomme avec le badge.

J’ai compris.

Pour elle, « il », celui qui avait « mis » sa sœur là, c’était un homme en uniforme.

Un policier. Ou quelqu’un qui se faisait passer pour.

Mon estomac s’est retourné.


Je suis resté quelques secondes immobile, le dessin dans une main, la gamine accrochée à mon gilet de l’autre.

Appeler directement le poste de police du coin, avec la possibilité que le type soit de chez eux ?
Appeler les pompiers ou le SAMU, et perdre du temps alors qu’une autre enfant était peut-être encore en danger ?

Je n’ai pas appelé le 17.
J’ai appelé quelqu’un d’autre.

— Pierre ? C’est Marc.
— Oh, le vieux loup ! T’es déjà sur la route ?
— J’ai besoin de toi. De toi, d’Yves, de Karim, de tout le monde. Aire de service « Les Bruyères », sur l’A75, sens sud. Pas de questions. C’est grave. C’est pour une enfant.
Un silence.
— On arrive, a-t-il répondu simplement.

La petite me regardait, toujours muette, toujours tremblante. Mais dans ses yeux, il y avait maintenant une petite lumière : l’espoir.

Je me suis accroupi pour être à sa hauteur.

— Comment tu t’appelles ?

Elle a ouvert la bouche. Aucun son n’est sorti.
Elle a serré les dents, a essayé encore. Rien. Juste un souffle rauque.

Elle a baissé les yeux, puis a tiré sur le col de sa robe. Une petite étiquette, presque effacée, pendait encore, cousue à l’intérieur.

On pouvait encore lire : « LINA ».

— Lina, ai-je murmuré.
Elle a hoché doucement la tête.

— D’accord, Lina. Moi, c’est Marc.
Je lui ai tendu la main.
— On va t’aider. Je te le promets.


Vingt minutes plus tard, on aurait dit un orage mécanique.

Le silence de l’aire a été brisé par le grondement de quinze motos qui se sont alignées à l’entrée.
Pas un « gang », pas un club de film : l’association Les Loups Solidaires, des motards et motardes bénévoles qui organisent des balades pour des causes, accompagnent des convois funéraires, vont voir des enfants malades à l’hôpital.

Des types et des femmes de tous âges, avec des gilets fluo, des patchs d’asso, des ventres qui dépassent, des genoux qui craquent, et un cœur gros comme ça.

Les quelques familles encore présentes ont vite remonté dans leurs voitures.
Je ne les juge pas : quinze motos qui débarquent d’un coup, ça impressionne.

Pierre a retiré son casque. Grand, barbu, la cinquantaine, ancien infirmier.

— Qu’est-ce que tu nous as trouvé, encore ? a-t-il lancé en s’approchant.

Je lui ai donné le dessin sans rien dire.

Son visage s’est fermé.

— Merde… (il s’est rattrapé) Pardon, Lina.
Il s’est accroupi à côté d’elle.
— Je peux regarder tes bras, ma puce ? Je suis infirmier, je ne vais pas te faire mal.

Elle a hésité, puis a accepté.

Il a soulevé doucement les manches de la robe. J’ai entendu les dents de Karim se serrer derrière moi.

— Ce ne sont pas de simples bleus de chute, a marmonné Pierre.
Il a montré du doigt plusieurs marques.
— Différents stades. Certaines sont anciennes, d’autres très récentes. On dirait qu’on l’attrape fort, souvent. Et cette coupure à la lèvre…

Il a levé les yeux vers moi.

— Et elle ne parle pas ?
— Elle essaie. Rien ne sort, ai-je dit.
— Possible lésion à la gorge, murmura-t-il. On verra ça après.

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